De la difficulté d'appréhender un problème dans sa globalité

On attribue à Einstein cette maxime un peu simplette : "Quand on a l'esprit en forme de marteau, on voit les problèmes en forme de clous". Mine de rien cette phrase démontre toute la complexité de la pensée systémique, surtout quand on a l'esprit vaguement scientifique. J'ai déjà dit tout le mal que je pensais de la politique du chiffre et je vais donc un peu rabâcher tout ça sous une autre forme.

Les scientifiques eux-mêmes sont partagés entre deux approches qui donnent parfois des résultats bien différents, et qui ont toutes les deux des avantages et des inconvénients :

L'analyse réductionniste consiste à décomposer le problème en unités indivisibles pour isoler les paramètres qui peuvent avoir une influence. Par exemple, pour tester l'efficacité d'un médicament, on va donner à deux groupes de patients atteints des mêmes pathologies des traitements différents (par exemple : un vrai médicament pour les uns, et un placebo pour les autres) dans les mêmes conditions, en veillant par exemple à ce que le médecin lui-même ne sache pas s'il donne un vrai médicament ou un placebo (test en double-aveugle), pour ne pas influencer le résultat. On essaie de ne faire varier qu'un seul paramètre pour s'assurer que c'est bien CE paramètre qui est la cause des résultats que l'on observe. En l'occurrence, que c'est bien le médicament prescrit qui a guéri les patients, et non l'attitude du médecin, pour simplifier.

La synthèse transdisciplinaire systémique va au contraire agréger les données de multiples disciplines pour s'attacher à comprendre la dynamique du système observé et apporter une réponse globale plutôt que de corriger ou améliorer un symptôme. L'exercice est beaucoup plus difficile et prête le flanc à des erreurs d'interprétations car on n'est jamais vraiment sûr d'avoir englobé toute la complexité d'un système et toutes les interactions ou boucles de rétro-actions qui le caractérisent.

Sous couvert de l'application de la "méthode scientifique", on peut donc commettre de lamentables erreurs et omettre des paramètres importants ou au contraire intégrer des caractéristiques parfaitement inutiles au problème que l'on souhaite résoudre.

La collapsologie dont on parle de plus en plus s'attache à utiliser cette approche systémique en agrégeant les études de différents domaines de la science et cela nous fait éclater au visage une réalité que l'analyse réductionniste pourtant rigoureuse et parfaitement scientifique nous occultait complètement.

En agronomie, par exemple, la recherche scientifique s'est attachée à faire augmenter les rendements à l'hectare, avec un certain succès, mais sans se préoccuper des impacts systémiques des choix opérés. Encore aujourd'hui, il n'est pas rare de s'arrêter à la comparaison des rendements de l'agriculture bio et de ceux de l'agriculture conventionnelle pour conclure que le bio ne permettrait pas de nourrir l'humanité. L'impact sur la biodiversité, la durabilité des pratiques dans un contexte de raréfaction des énergies fossiles, n'entrent souvent pas en ligne de compte dans les recherches agronomiques. En ne faisant varier qu'un paramètre comme l'exige la méthode, on va prendre par exemple la même variété de blé (généralement une variété sélectionnée depuis des décennies pour ses performances en agriculture conventionnelle) et lui appliquer une démarche conventionnelle et une démarche "bio" (avec moins d'intrants chimiques). Et on constate, ô surprise, que le blé conventionnel qui a été sélectionné exprès pour bien se comporter avec force pesticide et engrais, marche beaucoup moins bien quand on ne lui ajoute aucun intrant chimique. Si l'on avait sélectionné une autre variété de blé, mieux adaptée à l'agriculture biologique, on aurait fait varier plusieurs paramètres et la rigueur de l'analyse réductionniste n'aurait pas permis de conclure quoi que ce soit.

En matière politique, peu de gens comprennent que la crise des gilets jaunes ne peut se résoudre par l'élection d'un nouveau président qui décide tout à notre place. Le problème institutionnel (donc systémique) est ignoré au profit de solutions réductionnistes : les gilets jaunes n'ont qu'à se présenter aux élections.

D'une manière générale, c'est particulièrement compliqué de "sortir de la boîte" pour penser autrement le problème auquel on est confronté. Quelqu'un qui se demande quelle voiture serait la plus efficace / la moins chère / la moins polluante pour se rendre au boulot ou pour amener les gosses à l'école, pourrait "oublier" de se demander si la voiture est vraiment nécessaire, si le vélo ou le train ne serait pas plus judicieux.

Bien que très conscient de ce problème, je me fais encore régulièrement avoir à réfléchir "réductionniste" là où l'approche systémique aurait bien plus de sens. Deux observations simples peuvent servir de signal d'alarme pour s'interroger sur la pertinence de basculer sur une analyse systémique :

  • le problème que vous essayez de résoudre fait intervenir un facteur humain. Autrement dit, vous ne pouvez pas compter sur la rationalité de tous les acteurs du problème et vous devez prendre en compte des aspects psychologiques, affectifs, et/ou de l'ordre du ressenti
  • vous êtes en train de manipuler des tableaux de chiffres qui n'ont presque plus aucun sens ou au contraire, vous avez réussi à factoriser un problème complexe à tel point qu'il n'y a plus qu'un seul indicateur chiffré à maximiser ou minimiser.

Si vous êtes dans l'un de ces cas : méfiance, le piège scientifique est peut-être en train de vous enfermer dans l'erreur.

Conclusion : la rationalité radicale peut conduire à de fausses certitudes. Faites gaffe à ça au moment de construire vos opinions et de prendre et justifier vos décisions.

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