La culture du chiffre

Je vais encore enfoncer des portes ouvertes aujourd'hui, mais vous avez l'habitude.
Il ne vous a pas échappé que, de plus en plus, les chiffres sont au centre des décisions et des débats.
Les esprits rationnels ne peuvent pas concevoir une prise de décision sans des chiffres qui l'appuient. On nous enseigne à l'école des méthodes, des recettes, des procédures qui sont basées sur des chiffres. Et comme plus les gens font des études, plus ils s'éloignent des réalités du terrain, plus la distance entre le chiffre et la réalité qu'il est censé représenté est grande.

J'illustre mon propos : il y a peu, j'ai observé un échange entre le gestionnaire d'une salle de réunion et sa hiérarchie. Il était question de savoir si la salle était vraiment utile et si l'on ne pouvait pas la transformer en espace de bureaux.
Sur le papier, les chiffres étaient clairs : autour de huit cents heures de réunions sur l'année dans cette salle.
La Direction, qui a fait des études supérieures et à qui on ne la fait pas, a fait le calcul très rapidement dans sa tête : huit cents heures, c'est à peine un mi-temps (et encore, si on considère qu'on ne travaille que 35h par semaine, ce qui est en soi une hérésie, n'est-ce pas...). Et une salle utilisée à mi-temps, c'est du gâchis, ce n'est pas optimisé, ni défendable. En tout cas avec des chiffres.

Une réunion, par définition, réunit des gens, donc il faut faire correspondre leurs horaires. Avant 9 heures, pas la peine d'y compter (surtout si c'est une réunion de Direction, précisément). Une réunion commence en général à cet horaire et dure deux heures. Qui se risquerait à réserver une salle de réunion à partir de 11h ? Entre le retard du groupe précédent et la contrainte du déjeuner, pas possible d'y caser une autre réunion. Le plus souvent, la salle n'est utilisée que la moitié du temps, car c'est difficile de faire autrement. Aux heures de pointes, en revanche, pas moyen de trouver une salle, bien sûr.

Les limites de la représentation chiffrée sont évidentes, et pour autant, c'est toujours sur la base de chiffres que l'on évalue les choses et que l'on définit des politiques. Inutile que je revienne sur le PIB dont j'ai déjà bien assez parlé ici.
Prenons le temps de travail des profs, vous prenez le nombre d'élèves, vous divisez par le nombre de profs, ça vous donne le nombre d'enfants par classe ? Paf, non, parce qu'il y a les temps partiels qui laissent penser qu'il y a pléthore de profs. À la première lecture, le chiffre frappe, mais ne résiste pas à l'analyse, que du reste personne ne fait et surtout pas les journalistes.
Prenons les chiffres du chomage, l'important, c'est de montrer que ça baisse ou que ça ne monte pas trop. Donc on exclut certaines catégories des statistiques, et on obtient la tendance qu'on veut.
Les chiffres de la délinquance ? Le nombre d'affaires élucidées ? Tout dépend de l'angle choisit et de la politique menée. Les policiers se plaignent de leur activité uniquement menée par la culture du chiffre. On augmente mécaniquement les affaires élucidées si on fait baisser artificiellement les plaintes, en les déclassant en main courante.
On ne compte plus non plus, les sondages qui sont bidonnés par des réponses trop orientées pour être honnêtes. Il serait rigolo de commanditer deux sondages posant les questions exactement opposées pour vérifier que les chiffres s'inversent. Le sondage biaisé, du coup, devient une façon de manipuler l'opinion publique, car personne n'aime être dans une minorité.

Les exemples sont nombreux, mais pourtant on accentue chaque jour un peu plus le poids des chiffres dans les prises de décision, à tous les niveaux. Plus aucun emploi n'est exempté de fournir des indicateurs chiffrés, bien qu'ils ne représentent jamais la réalité ni toute l'étendue de l'activité.
Le bon sens des gens du terrain n'est jamais pris en compte, rouleau-compressé par les ingénieurs/décideurs/directeurs qui ont fait des études et prennent des décisions rationnelles, eux, et accessoirement aussi les gens de haut.