Lettre ouverte à Tristan Nitot

Je ne connais Tristan Nitot qu'à travers son blog, que je lis et dont je vous parle ici depuis 2005. Un blog qui parle des standards du web, mais pas que, et c'est chez lui, grâce à lui, que j'ai commencé à prendre conscience, doucement, de l'existence de problèmes climatiques et environnementaux et de la notion-même de pic pétrolier, rien que ça.

Aujourd'hui grand schtroumpf chez Mozilla Europe, son blog commence à évoquer, en plus des nouveautés chez Mozilla et sur le web, la recherche du bonheur et le Life Hacking et cela continue de m'intéresser, presque 10 ans après.

En revanche, il est un sujet que Tristan n'a, à ma connaissance jamais abordé, alors qu'il est selon moi directement lié à "mouvance" du logiciel libre. Je ne lui jette pas la pierre parce que ce sujet, je n'en parlais pas moi non plus par ignorance il y a à peine deux ans. Il s'agit de la question de la monnaie.

Quel rapport entre la monnaie et le logiciel libre, me direz-vous ? Et bien, aussi surprenant que cela puisse paraître, la monnaie que nous utilisons chaque jour est propriétaire. Et c'est un double-problème parce que non seulement elle a tous les inconvénients du code propriétaire qui freine l'innovation, qui bride la créativité et éventuellement qui crée de la frustration, mais en plus, le "code" monétaire actuel est buggué. Si on voulait poursuivre l'analogie on dirait qu'il y a une "fuite mémoire" évidente dans l'euro (et dans le dollar et d'autres monnaies modernes et très utilisées, mais restons-en à l'euro pour cette fois).

Une monnaie propriétaire
Tristan Nitot ne le sait peut-être pas, et j'espère que ce billet l'aidera à en prendre conscience, s'il le lit, mais la monnaie que nous utilisons n'est pas créée par une instance démocratique. Elle n'est pas "libre".
La BCE, elle-même organe indépendant des états, donc non démocratique, émet de la monnaie fiduciaire (des pièces et des billets) et des réserves monétaires. Les banques privées utilisent ces réserves pour créer de la monnaie scripturale ex-nihilo (à partir de rien), et cela se passe au moment d'un crédit.
La monnaie scripturale, c'est 90 à 95% de la monnaie en circulation et cette monnaie n'est créée qu'à un seul moment (la demande de crédit), et par une seule entité (les banques privées). La quantité de monnaie en circulation dans la zone euro est donc dépendante de la bonne volonté de la banque pour vous prêter de l'argent quand vous en avez besoin.
Les banques privées se trouvent donc en situation de contrôle de la quantité de monnaie en circulation, même si la BCE (non-démocratique, je l'ai dit) a un contrôle indirect par le biais des réserves qu'elle émet et des taux directeurs. Elles contrôlent la quantité de monnaie, mais aussi le domaine économique dans lequel la monnaie va être injectée. Un peu comme Microsoft détermine, au moins en partie, l'évolution du parc matériel informatique par les choix logiciels qu'il fait.
Ceci est lourd de conséquences, provoque des bulles (immobilières par exemple), assèche des pans entiers de l'économie jugés (par des organes privés, donc se souciant peu de l'intérêt général) trop risqués ou pas intéressants (genre : le logiciel libre ?). Bref, sans monnaie contrôlée démocratiquement, tout projet politique est suspendu au bon vouloir de quelques banques privées. Ce que Bayer Rotschild résumait fort justement en une phrase : "Donnez-moi le pouvoir de créer la monnaie et je me moque de qui fait les lois"

Une monnaie bugguée
Ce ne serait pas si grave si la façon de créer la monnaie était viable. J'ai expliqué plus haut que la monnaie était créée au moment du crédit. Elle disparaît aussi vite au moment du remboursement de ce même crédit. Autrement dit, si l'on observe la masse monétaire globale, elle enfle au rythme des crédits accordés par les banques privées, et se dégonfle au rythme des remboursements. Si à un moment donné il y a plus de remboursements que de nouveaux crédits : la masse monétaire diminue et l'argent est plus rare. Au contraire, si tout le monde emprunte et que les banques accordent des crédits à tour de bras, la masse monétaire augmente et il y a risque d'inflation. La BCE est chargée de maîtriser la masse monétaire globale, de manière à ce que l'inflation soit modérée, ce qui a tendance à créer du chômage, mais c'est un autre problème. Disons, un effet de bord.
Notez au passage que puisque l'argent est créé par le crédit, tout argent est une dette de quelqu'un quelque part. Corollaire : rembourser toutes les dettes, c'est ne plus avoir d'argent du tout en circulation !

Je n'ai pas parlé des intérêts. On ne rembourse pas que le capital, quand on contracte un emprunt, on doit également s'acquitter des intérêts. Vous empruntez X euros et à cette occasion la masse monétaire globale gonfle de X euros. Vous devez rembourser X+Y euros, Y représentants les intérêts. Où trouver Y à l'instant T, puisque la masse monétaire disponible n'est constituée que de la somme des X ? Réponse : on trouve Y dans des emprunts futurs, de nouveaux "X" qui vont s'ajouter à la masse monétaire globale.
Vous la sentez venir la fuite mémoire ? Ceci ne peut fonctionner durablement que dans une économie en croissance (donc avec de plus en plus de pétrole et d'énergie, je dis ça, je dis rien). A l'année n+1, il vous faudra suffisamment d'emprunts en cours pour pouvoir rembourser les intérêts de l'année n.
La technique qu'on utilise jusqu'à maintenant pour pallier à ce problème, c'est de... rajouter de la mémoire. Imaginez un programmeur qui vous dise : mon programme tourne bien, mais pensez à rajouter de la mémoire sur votre PC tous les mois, sinon, ça va s'effondrer immanquablement (remarquez, on n'est pas loin du fonctionnement de Windows).

Bref, pourquoi interpeller le pauvre Tristan Nitot sur cette question, ce n'est quand même pas de sa faute ? Non, mais il jouit d'une audience bien plus grande que la mienne, et il porte, avec Mozilla, des projets qui changent le monde à leur niveau. S'il devait un jour, comme je le souhaite, naître une monnaie "libre", débarrassée du verrouillage des banques privées, nettoyée de tout bug de conception, je verrais bien Mozilla à la tête du projet.
Ce ne sont pas les idées qui manquent, entre Open-UDC qui se développe doucement, mon modeste "Monnaie M" qui vise à expérimenter et promotionner des concepts dans le genre, il y a une infinité d'idées à mettre en œuvre et dont il faut assurer la promotion. Au contraire, il y a de fausses bonnes idées genre Bitcoin (tout aussi buggué d'un point de vue monétaire) qu'il ne faut pas suivre.

Pour conclure, si Monsieur Nitot me fait l'honneur de parcourir ces lignes, qu'il prenne le temps de vérifier que tout ce que je dis n'est pas du délire complotiste ou une opinion politique discutable mais la triste réalité dans laquelle nous pataugeons, et qu'il décide ensuite par lui-même de la suite à donner à cela. Peut-être saura-t-il à travers son blog toucher un public nouveau, comme il a amorcé mes prises de conscience écologiques et environnementales depuis 2005 ? Dans tous les cas, il y a urgence à trouver des solutions et si vous ne vous appelez pas Tristan Nitot, que cela ne vous empêche pas de relayer l'information autour de vous.