Suis-je encore capable d'écrire une fiction ?

Le camion pénétra au ralenti dans la cour froide et sombre du dépôt. Il appuya sa remorque délicatement contre le quai de chargement et descendit de la cabine en sautant du marche-pied. Le contact de ses semelles avec le sol lui tassa un peu plus les vertèbres fourbues par les milliers de kilomètres qu'ils avaient avalés en quelques jours, lui et son camion. Les derniers furent les plus pénibles car son autoradio rendit l'âme à hauteur du péage de Fontaine, moment à partir duquel il ne put l'empêcher d'émettre d'insupportables et suraigus parasites dans les enceintes. Le potentiomètre du volume qui donnait depuis longtemps des signes de fatigue avait cessé de fonctionner définitivement, emportant avec lui la fonction marche/arrêt à laquelle on accédait habituellement d'une pression de l'index sur ce même bouton.

Il salua quelques ombres croisées dans la cour qu'il traversa pour entrer dans le bureau du mécano à qui il signala la panne, bénigne certes, mais rendant impossible ou presque un long trajet. Or ce camion et lui ne faisaient que des longs trajets, à travers toute l'Europe, à longueur d'années. On lui fit signer un improbable formulaire estampillé du logo de son entreprise, démarche qualité, ISO 9001, c'était la procédure.

Le temps de cligner des yeux et il était de retour, le surlendemain dès l'aube, dans ce sinistre parking de zone industrielle, apercevant au loin son camion chargé, prêt à ingurgiter un nouvel aller-retour jusqu'à Belgrade ou Bucarest. Il grimpa dans la cabine avec une petite appréhension mais il fut rassuré immédiatement en constatant que son poste radio avait été remplacé. Il pressa sur le bouton et le flot vocal sirupeux d'un animateur radio du matin, d'une netteté irréprochable, envahit l'habitacle. Après un rapide check-up, le convoi se mit en mouvement, arrachant les graviers du bitume dès les premiers virages pour s'extirper du parking.

La route défila en routine jusqu'au premier relai où il s'arrêta pour déjeuner. Quelques têtes connues qu'il salua du menton, des conversations de routiers sur la route et ses accidents, les péages bloqués par des manifestants et le prix du gazole. Une fille s'approcha de lui, la vingtaine, visage gothique percé de toutes parts de bijoux argentés, tatouages surgissant de sa poitrine jusque dans son cou et lui demanda où il allait. Elle cherchait à rejoindre un ami en Allemagne, à Berlin, elle n'avait pas le permis et pas assez de sous pour le train. C'était sur son chemin, il accepta de la transporter comme il le faisait régulièrement et naturellement.

Elle grimpa dans la cabine et resta silencieuse pendant les cinquante premiers kilomètres, la tête tournée vers l'extérieur, pensive. Les chansons mièvres du moment défilaient dans les haut-parleurs, entrecoupées de flashes d'informations sur les conditions de circulation ou la météo.

- Je peux ? l'interrogea-t-elle en lui montrant une clé USB qu'elle avait sorti de la poche de son jean.

D'un coup d'oeil, il essaya d'identifier l'objet qu'elle tenait entre ses doigts, puis fit mine de se concentrer sur la route pour ne pas montrer son incompréhension. La seconde suivante, il essaya de croiser son regard pour comprendre son intention et elle semblait fixer l'auto-radio. Il acquiesça machinalement de la tête et elle introduisit le périphérique dans le port prévu à cet effet. Il espionna ses gestes alors qu'elle pressait sur quelques boutons et une musique de style punk-rock coupa la parole de l'animateur météo.

Tout en conduisant, il réfléchissait à cette nouvelle fonctionnalité de sa radio. Il avait connu les cassettes audio à bandes, qui s'entassaient derrière le pare-brise et finissaient systématiquement par s'emmêler dans le lecteur non sans avoir préalablement perdu l'essentiel de leur qualité audio. Il avait essayé les CD mais à la longue c'était fort peu pratique, à moins d'avoir à portée de main une centaine d'albums, et encore il finissait par écouter toujours les mêmes. Il ignorait la quantité de chansons que pouvait contenir un tel support mais jusqu'à Berlin, elle n'eut pas besoin de retoucher aux commandes, et aucun titre ne s'est répété sur le trajet.

Il la réveilla pour lui indiquer qu'ils étaient arrivés à destination. Elle mit quelques secondes à se souvenir de l'endroit où elle était, se frotta les yeux et descendit enfin de la cabine en le remerciant d'un sourire endormi. Il lui rendit son sourire en faisant un signe de la main, puis porta à nouveau le regard devant lui pour masquer sa gêne et précipiter les adieux. Elle ferma la portière et s'éloigna lentement.

Ce n'est que plusieurs kilomètres plus tard qu'il remarqua la clé usb restée branchée sur son appareil. Instinctivement, il regarda dans les rétro comme on regarde dans le passé, mais il n'avait aucune chance de retrouver la fille et de lui rendre son bien. Les chansons qui continuaient de s'enchaîner ne ressemblaient à rien de ce qu'il connaissait. Pas désagréables, rafraîchissantes même pour certaines d'entre elles où il arrivait à capter quelques morceaux de paroles en français qui le faisaient partir ailleurs. Moi je traîne dans ma remorque/Tous les excès de mon époque/
La surabondance surgelée, shootée suremballée...

La musique cessa enfin et il estima mentalement la durée de lecture depuis le moment où la fille avait branché sa clé. Huit heures, peut-être neuf, même, soit autant d'albums sans rien manipuler, sans se poser de question. Mais alors qu'il s'étonnait de cette prouesse technique, un son nouveau débarqua entre ses oreilles, une voix, sans musique. Il fixa l'afficheur numérique et vit défiler le titre : "Le maître ignorant" de Jacques Rancières. La voix répéta d'ailleurs ce qu'il venait de lire et il comprit que ce devait être une sorte de livre lu, comme les contes pour enfant dont il avait acheté quelques CD dans l'espoir d'endormir ses filles plus rapidement. Il ignorait que de tels enregistrements existaient pour les adultes puis imagina que cela devait être dédié peut-être aux malvoyants. La fille n'avait pourtant pas l'air d'être atteinte par une quelconque infirmité. Peut-être son ami allemand ? Mais le texte lu était en français. Entre ses réflexions et le passage de la frontière, il n'a pas véritablement suivi la lecture qui était faite, mais ne l'a pas stoppée. Lui qui ne lisait jamais, faute de temps, d'envie, d'occasion, il fut surpris de l'agréable sensation d'entendre des mots simples mais soigneusement choisis et juxtaposés dans un ordre particulier. Le lecteur s'appliquait à articuler les phrases et utiliser le ton adéquat qui faisait couler le flot de paroles dans son appareil auditif jusqu'au cerveau. Sans comprendre véritablement le sens de ce qu'il entendait, ou plutôt sans y porter attention suffisamment pour cela, il était en train d'écouter le livre d'un philosophe.

Il ne retint pas grand chose de cette lecture, si ce n'est le charme d'une première expérience, et les innombrables perspectives qu'elle mettait à sa portée. Alors qu'il rejoignait une tablée de collègues qu'il connaissait dans un resto routier bulgare, l'un d'eux lui fit remarquer son absence manifeste de la discussion pourtant houleuse sur les événements d'actualités. Il montra la clé USB qu'il avait retirée de son autoradio.

- Vous savez combien d'heures on peut coller sur un machin comme ça ?

La réponse lui importait peu, et ce n'était pas vraiment la question qu'il voulait poser, mais est-ce que ces collègues étaient prêts à entendre qu'il souhaitait obtenir des livres et des romans audio pour écouter dans son camion ? À sa connaissance, tous écoutaient la radio comme lui, car c'était la seule façon pour eux de ne pas tourner en boucle sur les mêmes titres à la longue. La seule femme qui mangeait à cette table lui répondit, un brin moqueuse, que ça dépendait de la capacité de la clé. Il aperçut alors sur le morceau de plastique une inscription qui devait faire référence à cela. Il était incapable de l'interpréter bien sûr, mais il préféra ranger la clé dans sa poche plutôt que d'affronter les railleries de ses semblables.

En sortant de l'établissement, alors que la plupart de ses collègues étaient sur le point de reprendre la route, la femme qui avait répondu à sa question saugrenue lui tendit sa propre clé en lui proposant :

- On échange ?

Il accepta sa clé et chercha l'inscription sur le plastique : "16 GB", soit deux fois plus que celle de l'auto-stoppeuse qui indiquait seulement "8 GB". Pourtant, elle était encore plus petite, cela dépassait son entendement. Il la remercia chaleureusement, comme si elle lui offrait un cadeau d'une valeur inestimable alors qu'en réalité, cela ne valait que quelques euros. Elle s'amusa de sa réaction, puis repartit en direction de son camion en lui demandant de lui en reparler quand il aurait écouté, ce qu'il lui promit.

Il monta dans sa cabine, et repéra avec attention le port USB de l'autoradio avant d'essayer d'y insérer l'objet. Visiblement, le détrompeur l'empêchait d'enfoncer la clé, il la retourna et fit une nouvelle tentative, sans succès. N'était-ce pas le même standard ? Il pivota à nouveau le morceau de plastique et parvint enfin à l'insérer jusqu'à la garde dans le lecteur. Aussitôt, l'afficheur numérique indiqua qu'il accédait au premier dossier du support, intitulé "L'homme qui plantait des arbres, de Jean Giono, lu par Philippe Noiret".

La voix grave et nonchalante de l'acteur commença la lecture de ce récit :

Il y a bien des années, je faisais une longue course à pied, sur des hauteurs absolument inconnues des touristes, dans cette très vieille région des Alpes qui pénètre en Provence...

Le camionneur qui connaissait cette région ainsi que la plupart des autres régions d'Europe pour les avoir parcourues en long, en large et en travers, eût immédiatement des images mentales de l'endroit admirablement bien décrit par l'auteur. Contrairement au livre précédent qu'il avait écouté d'une oreille distraite et quelque part stupéfaite de l'existence même de ces oeuvres audio, il fût immédiatement happé par la fiction racontée de cet homme qui entreprît de reboiser à lui seul un territoire désertique en plantant des milliers d'arbres dont il avait préalablement sélectionné les graines avec soin. La magie, malheureusement, ne dura que trente minutes et quand le lecteur MP3 enchaîna sur le dossier suivant, il ressentit le besoin de le mettre en pause pour assimiler au mieux ce qu'il venait d'entendre.

Il était bouleversé et totalement désorienté. Jamais il n'avait ressenti un tel dépaysement, une telle effervescence mentale. Les mots semblaient s'organiser dans sa tête, s'imbriquer les uns dans les autres pour former des concepts, des images, des personnages plus réels que la route qui défilait devant lui. C'est comme si son cerveau était conçu depuis toujours pour engranger ces informations et qu'il le découvrait seulement aujourd'hui. Ses quelques années d'école l'avaient vacciné contre toute forme de littérature et ces ignobles lectures forcées de grands classiques alors qu'il en était peut-être friand sans le savoir. Et si c'était la forme du support qui clochait ? Pour certains, lire un livre papier est une contrainte indépassable. Pour d'autres, c'est la lecture sur écran qui leur est impossible. Et si son cerveau, incapable de rester concentré sur des lettres qui défilent devant ses yeux, avait une capacité insoupçonnée à assimiler des informations auditives ?

Il appuya sur les deux flèches qui envoyait sur le dossier suivant. Cette fois, ce n'était pas un roman, mais une conférence/interview d'un certain François Bégaudeau qu'il ne connaissait même pas de nom. Mais dès le départ, dans sa façon de retourner les questions et prendre ses interlocuteurs à leur propre piège, il lui apparut sympathique. En quelques minutes, il en apprit davantage qu'en plusieurs heures de journaux radiophoniques sur les événements qui secouaient la France depuis novembre. Sa façon de formuler les choses, son point de vue original, éclairait l'actualité d'une lumière nouvelle. Le livreur s'interrogea alors sur sa propre perception du monde lorsqu'il lui était présenté par un média et des journalistes polarisés par les mêmes préoccupations, voire obnubilés par les mêmes objectifs d'audience ou pire : de propagande.

La clé de sa collègue était ainsi remplie d'une multitude de conférences, d'essais, de romans et d'interviews qui alimentèrent son appétit nouveau de connaissances et d'opinions contradictoires. Lorsqu'il en entendit enfin le bout, et qu'il eût épuisé tout ce que le support pouvait contenir de fichiers audio, il dût se résoudre à basculer sur la radio et le choc fût terrible. Au-delà des publicités qui serinaient les mêmes jingles toutes les quinze minutes, les interventions des uns et des autres sur les ondes étaient d'une indigence qui frôlait la bêtise. De raccourcis évidents en fausses dichotomies, de biais de confirmation en démonstrations bancales, tout, absolument tout ce qui avait la prétention d'informer les gens était tissé de mensonges et de manipulations. L'utilisation frauduleuse et abusive de concepts aussi purs que la démocratie ou la politique, la réduction du débat aux quelques prises de position officielles des personnalités déjà bien installées dans le paysage politique empêchaient l'émergence d'une conscience citoyenne éclairée.

Pendant les semaines qui suivirent, il ingurgita des milliers d'heures de documents audio de toutes sortes, rattrapant à une vitesse sidérante des années de misère intellectuelle distillée par une certaine vision de l'éducation nationale et la plupart des médias. Même les chansons qui franchissaient le rempart des ondes "grand public" étaient les plus vides de sens et les moins originales. C'était comme si l'abrutissement des masses laborieuses étaient orchestré en toute conscience, à dessein.

Au péage devant lui, une file interminable de véhicules s'agglutinait. Au loin, des flammes projetaient des étincelles orangées dans la noirceur de la nuit. Il éteignit sa radio et enfila son gilet de haute visibilité qui habillait le siège passager. Il descendit de la cabine pour rejoindre les autres.

Commentaires

1. Le mardi, 21 juillet 2020, 15:11 par Yves

capable d'écrire une fiction ?
Sans nul doute cousin. On perçoit bien l'informaticien amateur des CBF.

A + / j'irai voir ton fichier partagé qd j'aurai récupéré qq données vers maman.

dans la phrase :
Après un rapide check-up et le convoi se mit en mouvement
j'enlèverais Après ou et...

2. Le jeudi, 23 juillet 2020, 11:55 par Merome

Bien vu cousin !

Pour le fichier partagé, j'en ai parlé à Alain qui a pu récupérer de précieuses info en interrogeant Bébert. Je vais lui demander de mettre à jour ce qu'il sait.

Oui, c'est parfaitement incompréhensible pour les autres lecteurs du blog (s'il en reste). Et c'est fait exprès.

3. Le jeudi, 6 août 2020, 17:57 par Stef

Il en reste. Mais j'ai rien compris en effet :)

4. Le dimanche, 9 août 2020, 18:50 par Yves G

Hello

Vu ton private word. N'étant pas retourné à Levier depuis 5 semaines je ne sais pas si ma maman et ses soeurs et cousines ont avancé ? C'est une tâche au long cours...

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