Les limites des calculs de coin de table

Je suis un grand fan de Jean-Marc Jancovici (Manicore) qui est à la fois cyniquement drôle, pédagogue, compétent et qui a parfois l'oreille des élus et des médias. J'ai énormément appris de choses en visionnant ses conférences et notamment je me suis rendu compte de la capacité énergétique incroyable de l'énergie fossile, qu'on ne retrouvera dans aucune énergie renouvelable, aussi pratique, aussi dense, aussi bon marché...

Pourtant, à force de lire et de relire, d'apprendre, de prendre un peu d'âge et d'expérience, je me rends compte aujourd'hui de certaines limites dans les raisonnements du polytechnicien. Dans deux de ses derniers articles, il me semble que Jancovici fait des erreurs grossières, d'ailleurs presque intentionnelles puisqu'il m'a confié par mail au sujet du premier article - il a répondu à mon mail en moins de dix minutes ! - que le trait était "délibérément caricatural".

Voyons ce qu'on peut tirer comme enseignement de tout ça.

La voiture électrique est-elle LA solution aux problèmes de pollution automobile ?

C'est le titre du premier article, et on peut y lire la phrase suivante :

Si le parc de voitures en France (environ 30 millions) devient 100% électrique, avec une batterie de 40 kWh par voiture (de quoi faire 250 km en gros), et que tout le monde se branche le soir en recharge rapide pour recharger son véhicule, en appelant donc 40 kW à ce moment là, on aurait besoin d’une puissance de… 1200 GW, soit 12 fois ce que fournissent les centrales pilotables en France actuellement.

Mathématiquement, tout est exact là-dedans. Pas de débat. En revanche, le raisonnement est bancal. D'abord on considère que, du jour au lendemain, ou presque, et en tout cas sans que l'outil de production d'énergie n'ait eu le temps de s'adapter à ce nouveau contexte, que tout le parc automobile est devenu électrique. Il est vraisemblable qu'on s'inquiète des coupures électriques inévitables bien avant cela et soit qu'on arrête de développer le parc automobile électrique, soit qu'on adapte le réseau et la production électrique pour que ça passe. Mais admettons. JMJ considère qu'il faudrait que tout le monde charge totalement sa batterie de 40 kWh tous les soirs. Soit de quoi faire 250 km pour chaque bagnole chaque jour ! Quand on sait qu'en moyenne les voitures françaises parcourent 30 km par jour, on se demande ce qu'on va faire des 220 autres kilomètres d'autonomie ainsi récupérées. Ensuite, pourquoi diable tout le monde rechargerait sa voiture en même temps ? Moi je charge en heures creuses, par exemple, de préférence. Mais les véhicules électriques professionnels chargeraient sans doute pendant l'heure de midi pour pouvoir assurer le service de l'après midi. Ceux qui ne roulent que le matin (La Poste...) pourraient charger l'après midi. Bref, il y aurait vraisemblablement un lissage de la consommation, avec certes des pics, mais pas au niveau ici estimé.

100% renouvelable pour pas plus cher, fastoche ?

Dans ce deuxième article, on peut lire ceci :

L’exercice que je vous propose ci-dessous consiste non point à regarder quelle trajectoire permet d’arriver à une électricité 100% ENR, mais tout simplement combien d’argent il aura fallu investir une fois que l’on y sera, à consommation électrique inchangée.

Ben voyons... Commençons par prendre pour acquis que la consommation actuelle est un invariant et que personne ne voudra "sacrifier son confort" pour le plaisir d'avoir un bouquet d'énergie renouvelables. Par exemple, personne ne serait favorable à ce qu'on éteigne les enseignes lumineuses des grandes marques, les publicités sur écrans géants du métro, le chauffage/l'éclairage des bureaux la nuit,...

Tant que la société est organisée de la même manière, avec des usines qui fonctionnent surtout le jour, et plus en semaine que le week-end, avec des gens qui regardent le journal télévisé de 20h à 20h , et pas à 4h du matin, avec des hôpitaux qui opèrent les cas non urgents de jour et pas de nuit, avec des magasins ouverts le jour et pas la nuit, avec des trains qui partent quand ils ont dit qu’ils partiraient et pas 3 heures après, etc, la courbe de demande de l’électricité changera peu.

L'organisation de la société et certains choix économiques ont été faits en fonction du contexte énergétique de l'époque. Tout le monde a en tête le boom du chauffage électrique alors que les centrales nucléaires fournissaient des quantités astronomiques d'énergie bon marché. La façon de travailler, de regarder ou pas le JT de 20h de se déplacer est déjà en train de changer et pourrait changer du tout au tout si l'on prenait comme boussole l'adoption massive des énergies renouvelables. Comme nous avons massivement installé du chauffage électrique parce qu'on le pouvait, nous pourrions télé-travailler davantage et travailler peut-être un jour de moins, déplacer les heures creuses en journée quand le solaire photovoltaïque est productif, recharger les voitures au bureau, utiliser plus volontiers les vélos et vélos électriques... si le contexte énergétique était différent.

De l'art de la Disruption

Dans cet article (peut-être exagérément) optimiste il y a des réflexions tout à fait pertinentes qui me semblent montrer où Jancovici se trompe.

« Pourquoi des personnes très intelligentes ne parviennent pas à anticiper les vagues disruptives ? »
(à propos de la ligne Maginot censée arrêter les chars allemands)
« Les politiques, les insiders et les experts qui pensaient que le futur était linéaire, incrémental, juste une extention du passé, ont sous-évalué l’arrivée d’une disruption technologique (l’aviation) et ont fait des choix pour le futur basés sur des notions mainstream du passé, avec des conséquences massives pour l’Europe et le monde pour les générations à venir »
(...)
le groupe Volkswagen qui annonce vouloir faire des voitures à batterie tout en continuant en réalité à investir massivement dans la voiture diesel, se comporte comme quand Kodak parlait de la photo numérique tout en continuant à investir massivement dans la photo argentique. Kodak a fait faillite.

Faire le choix des énergies renouvelables, ou de la voiture électrique, pour leurs qualités intrinsèques et sans omettre leurs limites ou leurs défauts, c'est parier sur un futur qui reste à construire. C'est parce qu'on savait notre parc nucléaire plus facilement pilotable en laissant tourner les centrales la nuit qu'on a mis en place le système des heures creuses. C'est parce qu'on a fait le choix du tout voiture que les centres commerciaux gigantesques se sont créés en périphérie des grandes villes au détriment des centres villes et des épiceries de village.

Plutôt que de calculer en ordre de grandeur ce qui serait possible de faire en changeant ceci ou cela mais en gardant l'essentiel, il serait bien plus judicieux de choisir un cap, démocratiquement, et de faire ensuite les choix qui sont optimaux et compatibles avec ce projet. Ce que chacun fait naturellement chez soi : quand on achète un lave-vaisselle, on ne le lance pas systématiquement à la fin de chaque repas sous prétexte que c'était l'usage quand on faisait la vaisselle à la main. Quand on prend son vélo, on ne s'attend pas à parcourir la même distance qu'à voiture sans fatigue. Quand on prend l'abonnement "heures creuses", on s'efforce de décaler sa consommation électrique dans la plage la plus favorable.

La résistance au changement et la peur du risque nous empêchent parfois de faire des choix intelligents. Les raisonnements "en ordre de grandeur" de Jancovici, malgré leur justesse mathématique, font partie de ces éléments qui nous paralysent.

Commentaires

1. Le jeudi, 9 novembre 2017, 19:52 par Krka

Je trouve tes raisonnements, plus justes, plus précis et plus claires que ceux de nombreux experts qu'on voit dans les médias.

C'est sans doute pour ça que tu n'es pas invité à la télé :(

2. Le vendredi, 10 novembre 2017, 02:45 par Marti

J'aime également beaucoup Jean-Marc Jancovici et son blog, entre autres, pour la multitude d'informations chiffrées et les réponses à de nombreuses questions sur l'énergie au sens large.

Je comprends totalement ta critique qui me semble logique tant cet argumentaire est fallacieux. Pour les réfractaires au changement, les défenseurs du nucléaire et les critiques des énergies alternatives, les chiffres deviennent amis pour montrer l'ineptie que ce serait une société 100% ENR avec notre mode de vie.

Sauf que comme tu l'as dit, c'est oublier que ces changements dans la production d'énergie doivent forcément être accompagné d'un nouveau modèle de société. Comme dans le scénario Négawatt, ce changement commence par une sobriété et une efficacité énergétique et seulement ensuite une transformation des modes de production d'énergie.

Gardons cependant à l'esprit qu'aussi écolo soit-il, JMJ reste un fervent défenseur du nucléaire et de ce point de vue-là, ces articles me semblent cohérents.

3. Le mardi, 9 janvier 2018, 22:17 par Jeanne à vélo

Point de vue intéressant. Mais si Jancovici fustige aussi vertement la voiture électrique c'est aussi pour favoriser l'éclosion d'autres avenirs possibles. Car actuellement, dans l'imaginaire collectif, l'idée derrière l'adoption de la voiture électrique c'est qu'ainsi rien n'aurait à changer (toujours autant de centres commerciaux périphériques, toujours aussi peu de télétravail etc. ...).

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