Rien que le titre, ça envoie du bois, non ? :)

Nous sommes maintenant 524 à utiliser Monnaie M, et à se partager plus de 33.000 M en s'échangeant des trucs et des machins. Pour ceux qui l'ignorent encore, Monnaie M s'appuie en partie sur une théorie nommée la "théorie relative de la monnaie" (TRM), de Stéphane Laborde, qui m'a fait le plaisir de m'interviewer encore tout récemment pour son podcast Monnaie libre. Avant l'interview, je lui faisais part en off d'une réflexion qui commençait à mûrir en moi, à propos de "l'applicabilité" pratique de la TRM, mais comme nous n'avions pas le temps d'en parler, je lui ai promis de réunir ces germes d'idée dans un post que voici donc.

La TRM propose une solution aux problèmes posés par la monnaie-dette et cette solution repose en grande partie sur la symétrie spatio-temporelle de la création monétaire. En clair : tout humain ayant choisi d'utiliser la monnaie doit avoir accès à la même part de création monétaire que chaque autre durant sa vie, quels que soient l'endroit où il vit, et l'époque à laquelle il est né. À ces conditions, nous pouvons parler de monnaie "libre", c'est-à-dire que sa valeur et/ou son abondance à un instant t quelque part ne dépend pas de choix arbitraires d'une personne ou d'un groupe de personnes contemporaines ou passées.

Cette solution "symétrique" induit la co-création, partagée par tous les individus ayant choisi cette monnaie, d'une fraction de la masse monétaire nouvelle, par le biais d'un dividende universel d'un montant relatif à la masse monétaire totale (d'où la notion de théorie relative de la monnaie). Naturellement, les outils dont nous disposons aujourd'hui nous permettent relativement facilement de mettre en œuvre une telle monnaie. J'en ai bricolé une dans mon garage qui s'appelle Monnaie M, mais d'autres travaillent déjà sur d'autres concepts, citons notamment le projet uCoin parmi ceux-là.

Mais ce faisant, pleins de bonne volonté, nous sommes sans doute déjà en train de commettre une asymétrie spatio-temporelle qui contredit les fondements de la TRM. En effet, l'échelle de temps qui permet à la TRM d'évaluer le montant correct du dividende universel est l'espérance de vie humaine. Déjà, celle-ci peut évoluer dans le temps, et je ne sais pas si la TRM prévoit un ajustement du dividende au cours des siècles, Stéphane Laborde ne manquera pas de me répondre dans les commentaires s'il le souhaite. Mais surtout, à l'échelle d'une vie, même d'une demi-vie, que savons-nous de la pérennité d'un code informatique ? Est-ce qu'un seul d'entre vous a pu conserver, et peut réouvrir un fichier d'il y a quarante ans ? Est-ce que les langages informatiques, les compilateurs, les machines de l'époque existent toujours ? Comment peut-on s'assurer que nos PHP, Java, NodeJS et autres langages d'aujourd'hui fonctionneront dans 40 ans ? On ne peut pas. Même les supports informatiques qu'on nous donnait pour éternels il y a 20-30 ans, les bons vieux CD, montrent déjà des signes de fatigue.
En enracinant une monnaie dans la technologie d'aujourd'hui, nous pénalisons ses utilisateurs de demain, de façon presque certaine. Si demain, internet sous la forme que nous connaissons aujourd'hui et l'énergie abondante et pas chère qui fait tourner nos machines disparaissent, nos monnaies virtuelles toutes parées de leurs symétries théoriques, feront pschitt.

De la même manière, nous n'assurons même pas la symétrie spatiale. Aujourd'hui encore, il existe des zones où aucun réseau numérique n'est accessible, et des gens qui ne sont pas reliés. Si demain je dois émigrer dans une zone blanche de la planète, à quoi vont me servir tous mes M accumulés sur mon compte ? Si mes moyens financiers ne me permettent plus que d'accéder épisodiquement au réseau, alors que d'autres sont branchés en permanence, est-ce que je ne subis pas aussi, de fait, une asymétrie d'accès à la monnaie qui se revendique pourtant symétrique ?

Il existe des solutions, pourtant, à ces deux problèmes, mais ni Monnaie M, ni uCoin ne s'en préoccupent pour l'instant (en tout cas à ma connaissance). Pour la symétrie temporelle, il "suffit" d'adapter la technologie utilisée à son époque, au fil du temps, mais se pose alors la question de qui va le faire, comment et au détriment de qui ? C'est là qu'intervient la gouvernance. À mon sens, ce problème ne peut se régler avec justice que de manière démocratique. L'ensemble des individus doivent pouvoir choisir du moment où il faut faire le saut technologique et vers quel horizon. Ce n'est pas une poignée d'informaticiens qui doit diriger tout le monde vers une solution ou l'autre, sinon, ils deviendraient aussi nuisibles que nos banquiers centraux actuels ! Et ça rejoint le problème démocratique tel qu'il se pose aujourd'hui : ça ne passera certainement pas par des élections !

L'asymétrie spatiale qui se caractérise par la dépendance au réseau et à l'informatique ne peut se régler que d'une manière : la possibilité de re-matérialiser la monnaie. Si je peux emporter sur moi mes unités monétaires et qu'elles peuvent être reconnues comme telles sans l'usage d'une machine (un billet de banque, un chèque...) je n'ai plus de limite spatiale à l'utilisation de la monnaie. En revanche, je n'ai pas trouvé de solutions pour évaluer le montant et distribuer un revenu de base efficacement sans passer par un réseau. Si vous avez des idées là-dessus, ça m'intéresse.

Voilà l'état de mes réflexions sur ce sujet, c'est surtout pour lancer le débat et agiter le mini-bocal de ceux qui réfléchissent un peu à une monnaie "idéale". Je ne prétends pas détenir la Vérité à ce sujet et je vous saurais gré de me contredire. Mais j'ai un peu peur que nous soyons en train de reproduire certaines erreurs du passé en ayant une vision "ethnocentrée" de la monnaie qui, si elle s'imposait, finirait par pénaliser nos descendants et qui dès aujourd'hui laisse des gens au bord de l'autoroute (de l'information).

Commentaires

1. Le jeudi, 22 janvier 2015, 16:40 par cgeek

Merci pour ce post, je voudrais m'attarder sur 2 points.

D'abord, à propos de l'obsolescence technologique : si en effet les technologies peuvent expirer, c'est beaucoup moins vrai du protocole sur lequel elles s'appuient. C'est un algorithme. Ça n'empêche en rien qu'il ne puisse pas devenir lui aussi obsolète, surtout s'il repose sur des techniques dont on ne sait pas si elles ne peuvent pas être contournées.

Mais j'ai envie de dire : peu importe. Parce que la nuisance que l'on produit à utiliser des monnaies non-libres, elle, se cumule pendant ce temps. Ainsi, en utilisant dès aujourd'hui des monnaies libres, et même si cette monnaie devenait inutilisable dans 10, 20, 40 ou 80 ans, alors ce sera déjà autant de nuisances évitées, autant de crises qui n'apparaîtront pas. D'ailleurs, peut-être aura-t-on trouvé d'autres moyens de réaliser des monnaies libres à ce moment là.

De toute manière, chercher la symétrie parfaite n'a pas de sens : déjà, nous nous basons sur l'espérance de vie qui est une donnée non-déterministe. Et en effet, peut-être aura-t-on intérêt à créer de nouvelles monnaies libres dans 100 ans qui seront paramétrées différemment de celles d'aujourd'hui, par exemple prenant en compte une espérance de vie de 200 ans.

Et pour la matérialité de la monnaie, il faut savoir qu'il est déjà possible de transformer un Bitcoin électronique en un Bitcoin papier. C'est un faux problème à mon avis.

Ensuite, je souhaites m'attarder sur la *gouvernance* et la *démocratie*. :-)

Ma définition sur ce mot a bien changée depuis 2-3 ans. Certes il y a eu Chouard, mais il y a surtout eu l'étude de l'économie et de la monnaie. Je crois avoir compris ceci : la démocratie ne s'exerce pas qu'à travers des "lois". Cette notion là est au contraire ultra réductrice et occulte la "vraie" démocratie selon moi : celle de l'expression individuelle opérée à travers les *choix* que nous faisons.

Ainsi, une première démocratie pourrait être l'expression économique. Avec les monnaies-crédit, cette expression est bafouée et laissée au bénéfice de quelques-uns (les banques et leurs créanciers). Une seconde démocratie pourrait être l'expression morale : m'interdisant de faire un acte de violence, je "vote" pour la non-violence. Je ne la reproduis pas, ne l'alimente pas. Une troisième démocratie pourrait être l'expression de règles, applicables à une communauté, pour lesquelles je "vote" en les acceptant et en m'y soumettant. Et on peut probablement en inventer une infinité d'autres.

Bref, selon moi quand tu dis : "À mon sens, ce problème ne peut se régler avec justice que de manière démocratique.", je ne vois qu'une seule chose : les individus sont libres de régler ce problème par eux-même en créant un autre système et en y adhérant. Ainsi, il n'y a rien à imposer de manière prétendument "démocratique".

Voilà pour mon humble avis :-)

2. Le jeudi, 22 janvier 2015, 17:31 par Galuel

Si beaucoup de monde avait le Minitel en 1999, assurant une bonne symétrie spatiale, quoique encore incomplète, elle n'était pas si bonne en 1985 où très peu d'hommes étaient connectés au Minitel.

Si beaucoup de monde a le téléphone en 2015, assurant une bonne symétrie spatiale, quoique encore incomplète, elle n'était pas si bonne en 1950 où très peu d'hommes avaient le téléphone.

Si beaucoup de monde a internet en 2015, assurant une bonne symétrie spatiale, quoique encore incomplète, elle n'était pas si bonne en 1990 où très peu d'hommes étaient connectés à l'internet.

Si le téléphone, le Minitel et l'internet, se sont développés, les uns étaient basés sur une structure symétrique, les autres sur une structure pyramide.

La structure d'une monnaie libre se caractérise par son code de la même façon, pas par le fait que tel ou tel nombre d'hommes ont décidé de mettre en oeuvre ce code, ou ne pas mettre en oeuvre ce code.

Une monnaie libre ne s'impose pas.

3. Le vendredi, 23 janvier 2015, 08:24 par Merome

@Galuel et @cgeek : Merci pour vos commentaires. Je vous fais une réponse commune : je ne crois pas à la liberté de choix (d'une monnaie ou de toute autre chose), parce que cette liberté dépend grandement de la faculté qu'a chacun de pouvoir comparer, analyser et choisir ce qui lui convient parmi des choix qui lui sont imposés. On retombe sur le problème démocratique : j'ai le choix entre plusieurs candidats, et j'ai même le droit de me présenter aux élections si je ne trouve pas un candidat qui me convient. Pour autant, est-ce que ça fonctionne ? Est-ce que c'est démocratique ? C'est la même chose pour la monnaie. J'aurais beau avoir le choix entre le uCoin, le bitcoin, la monnaie M, ça ne me garantit en rien de trouver LA monnaie qui me convient et qui me satisfait dans le temps et dans l'espace. Même si j'ai le droit de créer ma propre monnaie, qui sera en mesure de le faire de manière efficace ? Si on a chacun notre monnaie, ça ne fonctionne pas davantage.

4. Le vendredi, 23 janvier 2015, 09:10 par Galuel

"Même si j'ai le droit de créer ma propre monnaie, qui sera en mesure de le faire de manière efficace ? Si on a chacun notre monnaie, ça ne fonctionne pas davantage."

Libre ne signifie pas, et n'a jamais signifié "gratuit", "sans effort", "sans création", "sans action" qui sont d'autres notions.

Libre ne signifie pas non plus "omnipotent", ni "omniscient", ni "Dieu", ni "parfait", ni "idéal", qui sont d'autres notions.

Par ailleurs le code d'une monnaie libre ne préjuge pas du support technologique sur lequel elle est installée.

Soit C(L) le code symétrique dans l'espace-temps d'une monnaie Libre L, et T1 la technologie sur laquelle L est utilisée à l'instant "t1", T2, une technologie nouvelle permettant l'utilisation de C(L) à l'instant t2.

La TRM a démontré que C(L) existe, et que donc sous réserve de l'existence de T1, L peut être développé, adopté et utilisé.

Alors, il existe une transformation Tr{T1,T2,L,C(L)} assurant le changement de technologie de support de L, tout en gardant le code libre C(L), entre t1 et t2.

Il s'agit de l'application de T1 vers T2, qui à tout compte Ci(T1) fait correspondre un compte Ci(T2) de même identifiant et de même nombre d'unités monétaires, et qui assure que C(L)(T2) = C(L)(T1).

Tout homme étant libre de développer, adopter, utiliser une monnaie libre, sous les conditions nécessaires des efforts, de la création, du développement, de l'adoption, et du maintient de Tr, T1, C(L), L, alors :

- Une monnaie libre L de code C(L) est possible, immédiatement et sans attendre, indépendamment du choix de Ti.

Les hommes n'ont aucune obligation de souscrire à la réalisation d'une telle possibilité. Seuls les hommes ayant développé les capacités, la volonté, la réflexion, l'acceptation requise sont en mesure d'atteindre un tel objectif.

Les hommes ayant développé d'autres capacités, d'autres volontés, d'autres réflexions, d'autres acceptations, poursuivent d'autres objectifs.

5. Le vendredi, 23 janvier 2015, 09:57 par cgeek

"ça ne me garantit en rien de trouver LA monnaie qui me convient"

Si tu ne sais pas quelle monnaie te convient, qui pourrait le dire à ta place en étant 100% sûr ?

Personne en fait.

6. Le vendredi, 23 janvier 2015, 11:01 par Merome

@Galuel : La TRM formule une critique de la monnaie-dette asymétrique et apporte une solution symétrique. Cette solution dépend de la capacité qu'a chacun de faire l'effort nécessaire à sa compréhension. Cela crée potentiellement une autre forme d'asymétrie, qui n'existait pas dans la monnaie dette (nulle besoin de connaitre les principes de création monétaire pour utiliser la monnaie dette).

@cgeek : On sait juste que la meilleure façon de s'approcher du consensus, c'est... de le rechercher. Si chacun fait sa monnaie dans son coin, et si ces monnaies ne sont pas "gouvernées", alors on risque de contredire la TRM.

7. Le vendredi, 23 janvier 2015, 11:19 par cgeek

"nulle besoin de connaitre les principes de création monétaire pour utiliser la monnaie dette"

Mais c'est pareil pour une monnaie libre ! Nul besoin de comprendre, ni non plus de co-créer la monnaie pour y participer.

"On sait juste que la meilleure façon de s'approcher du consensus, c'est... de le rechercher."

Etant donné le point précédent ... tu vois bien qu'il n'y a pas besoin de consensus pour utiliser telle ou telle monnaie. Juste des personnes qui acceptent de l'utiliser.

Après, il est certainement mieux pour elles de connaître les règles de création monétaire pour voir si cela leur convient vraiment (qui connaît les règles de la monnaie-dette ? nous sommes très peu).

Enfin, je vois pas ce que l'on contredirait en faisant chacun sa monnaie dans son coin (ceci indépendamment du fait que, je te l'accorde, je ne suis pas certain de l'utilité de faire des monnaies à l'échelle de 10 personnes par exemple).

8. Le vendredi, 23 janvier 2015, 11:58 par Galuel

" Cela crée potentiellement une autre forme d'asymétrie, qui n'existait pas dans la monnaie dette (nulle besoin de connaitre les principes de création monétaire pour utiliser la monnaie dette)."

Non c'est faux. Parce que les hommes ne connaissent pas le principe pyramidal, ils croient qu'il faut être salarié chez un patron pour "gagner de la monnaie".

Alors que ceux qui savent sont, soit Banquiers, soit Patrons.

De fait même les Banquiers et Patrons souffrent de cette asymétrique qui consiste à ne pas connaître les effets de ne pas respecter les fondements de l'éthique sur le long terme.

Donc non, l'asymétrie due à l'ignorance existera toujours, il est impossible qu'un nouveau né sache de facto tout ce qu'il y a à savoir. Pour savoir il convient non-seulement d'étudier ce qui est connu en première analyse, mais savoir aussi que ce qui est connu est toujours inférieur à la totalité, et qu'il convient aussi d'expérimenter l'inconnu.

Seul l'ignorant peut croire qu'il peut tout connaître. Le sage, lui, sait pertinemment que la connaissance s'affine toujours, qu'il y a bien une différence entre sagesse et ignorance, et qu'il ne saurait y avoir un terme dans cette "asymétrie" qui n'est pas une asymétrie, mais une immuabilité dans le référentiel relativiste.

9. Le vendredi, 23 janvier 2015, 16:13 par Merome

Peut-on à la fois critiquer la monnaie-dette pour son asymétrie et créer et défendre l'idée de multiples monnaies dont seule une petite minorité comprendra vraiment les concepts et le support technique sur lequelle elle repose  ? Du point de vue du profane, le seul moyen de s'assurer de façon raisonnable que telle monnaie est meilleure qu'une autre, c'est de s'en remettre au cerveau collectif, donc à la démocratie. uCoin peut parfaitement être, techniquement et philosophiquement, meilleure que l'argent dette, tout en étant perçue comme moins bonne. L'important pour une monnaie, encore plus que pour tout autre sujet, c'est d'avoir un système qui satisfait le plus grand nombre.

Je me pose juste ces questions et ne critique pas vos travaux (et les miens !) sur ces sujets.

10. Le samedi, 24 janvier 2015, 19:58 par Galuel

" le seul moyen de s'assurer de façon raisonnable que telle monnaie est meilleure qu'une autre, c'est de s'en remettre au cerveau collectif, donc à la démocratie"

Reste à définir "démocratie", pour que ce soit "démocratiquement" acceptable comme définition.

"L'important pour une monnaie, encore plus que pour tout autre sujet, c'est d'avoir un système qui satisfait le plus grand nombre."

Reste plus qu'à tester laquelle remplira ce critère, sachant que le critère de "satisfaction du plus grand nombre", n'a jamais été, n'est pas, et ne sera jamais, ni un critère de vérité, ni un critère d'acceptabilité, ni même un critère de légitimité.

Une monnaie libre ne s'impose pas. S'il existe des hommes souhaitant adopter une monnaie libre, alors c'est possible et techniquement faisable. S'il n'existe pas d'hommes souhaitant en adopter une, alors elle ne sera pas adoptée ni utilisée, mais sa possibilité restera pour toujours une possibilité.

Il n'y a donc rien d'autre à faire que de choisir.

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