L’amour est dans le spray
Je saute du muret de béton et manque de me fouler une cheville. Heureusement ce soir, je voyage léger, j’ai juste une ombre à peaufiner, on m’a interrompu hier, je ne peux pas laisser ça comme ça. Malgré l’heure tardive, le macadam est encore brûlant. Les murs aussi sont chauds, dans tous les sens du terme.
à 2 degres de la fin et on deracine des arbres
Le bruit acidulé de la bille dans le flacon m’accompagne à chaque pas, il me rassure aussi. Si je l’entends, c’est que je suis seul, tranquille. Je glisse sous le pont et longe la paroi, des fluides divers échappés des voitures et des climatiseurs s’écoulent dans les caniveaux, ils scintillent sous le reflet des lampadaires oranges. Ça pue. Ce monde pue, c’est une pestilence ancienne et tenace de laquelle chacun essaie de se sortir comme il peut. Personnellement, j’écris sur les murs en sortant du boulot, comme on reprend son souffle en sortant de l’eau. Je cherche le bon spot pour ma prochaine punchline. La phrase qui va tuer, qui va changer le monde peut-être, à petit feu, ou pas. L’œil humain ne peut pas s’empêcher de lire, alors puisque personne ne porte nos voix, j’ai trouvé cette façon de nous faire entendre à coup sûr. Même le bourgeois qui considère que je salis son quartier avec mes inscriptions, qui m’exècre, lorsque ses yeux tombent sur ce que j’ai écrit, il parcourt mes lettres, son cerveau les décode, il intègre le message, malgré lui. Ça lui change de BFM.
Regarde bien ta rolex, c'est l'heure de la revolte
Je suis au-dessus du périph’, pas loin de grands immeubles de bureaux. Des banques, des assurances, des médias. Des milliers de bagnoles passent ici chaque jour et s’embouteillent aux heures de pointe. Seuls dans leur SUV de deux tonnes qui crache du CO2 comme un fumeur en phase terminale, les conducteurs n’ont d’autres choix que de poser leurs yeux sur mon inscription. À leur insu, le message va se planter dans leur cerveau et la graine, peut-être, un jour germera.
Il n’y a pas trop d’humains sur terre, il y a trop d’automobilistes
J’arrive à l’endroit que j’ai exploité hier. C’est un peu technique, je dois dessiner mes lettres à l’envers, un peu en équilibre sur la rambarde de béton qui surplombe la route, six mètres en dessous. J’ai fait le plus gros hier, le texte est lisible, mais j’aime bien appliquer une ombre portée sur chaque lettre pour améliorer la lisibilité et pour que ça soit un peu esthétique. Ça donne du relief à l’inscription, ça donne de l’importance à mon acte et ça le distingue du vandalisme pur et simple. Les flics n’étaient évidemment pas de cet avis quand ils m’ont interrompu hier soir. Dès qu’ils aperçoivent un piéton dans cet enfer dédié aux véhicules à moteur, ils passent en mode interpellation. Au mépris de toutes les règles de sécurité, ils ont stoppé leur camionnette quelques mètres après m’avoir dépassé et m’ont pourchassé sans répit.
Ils ont la police on a la peau douce
Heureusement, je connais ces endroits bien mieux qu’eux, et de souterrains en passages étroits, d’escaliers en soupiraux, j’ai fini par leur échapper. C’est là que je suis tombé sur un de ses graffitis. Un chef d’œuvre. Une claque magistrale. Je ne sais pas comment elle s’appelle, je suppose que c’est une fille car ses messages ont toujours une connotation féministe plus ou moins subtile. Elle signe d’une petite fleur à laquelle il manque un pétale. Rien que cette fleur, là, sa signature, je suis incapable de la dessiner. J’ai essayé à plusieurs reprises sur du papier, chez moi, au calme. Impossible. Au début j’ai cru qu’elle était faite au pochoir, mais je l’ai bien étudiée et elle est chaque fois différente. Elle est composée d’au moins trois couleurs, peut-être quatre. Quand j’essaie péniblement de projeter des ombres sur mes lettres maladroites, elle fait littéralement sortir sa fleur-signature du béton qui lui sert de support, et rien que ça, c’est un message puissant.
Les filles sages vont au paradis... Les autres vont ou elles veulent
On partage les mêmes coins mais je ne l’ai jamais croisée. Et si je suis revenu parfaire mon truc d’hier, c’est aussi dans l’espoir d’en savoir plus et apprendre d’elle. Après avoir ajouté quelques ridicules nuances sur ma rambarde, je suis retourné contempler son œuvre, en toute tranquillité cette fois, sans la meute qui courait dans mon dos. Elle avait choisi une paroi à l’entrée d’un pont qui empêchait la végétation d’envahir la route. Car malgré le bétonnage méthodique et génocidaire de tous les espaces sauvages de la ville, la nature continuait d’exploser tous les plans des humains en fissurant les goudrons et en craquelant les bitumes. Même lorsque les espèces végétales d’ornement avait été choisies pour leur obéissance bornée à la folie des hommes, des adventices spontanées finissaient par déborder des espaces où la verdure avait été priée de rester sagement. Au-dessus du message, un dessin époustouflant représentait une jeune femme portant une casquette et un foulard sur le nez pour se protéger des gaz lacrymogènes, en position de lancer une grenade, mais dans sa main, c’est un bouquet de fleurs qui fait office de projectile. La fresque était encore plus parfaite que la veille.
plus de banquise, moins de banquiers
Je me suis approché du dessin pour le toucher, comme pour vérifier si les plis du tissu du vêtement de la jeune femme n’étaient pas vraiment en relief. Le regard du personnage était saisissant, on pouvait y lire à la fois une détermination indépassable et une douceur tellement féminine. J’étais arrivé récemment à la conclusion que le mouvement éco-féministe était l’unique et dernière porte de sortie du capitalisme forcené qui nous envoyait dans le mur, socialement, écologiquement, humainement. Derrière les pots d’échappement, les canons et toutes les formes d’oppression se trouvent généralement des hommes replets de leur domination ancestrale, satisfaits de leur puissance morbide. Cette illustration murale synthétisait tout cela à la perfection. J’ai reculé prudemment sur la route pour avoir une vue d’ensemble, la circulation était peu dense à cette heure avancée. Un courant d’air m’a fait sentir une légère fraîcheur au niveau de mes doigts, comme si j’avais saigné sans me rendre compte de ma blessure. J’ai examiné ma main dans la pénombre et le frisson a envahi tout le reste de mon corps. C’était de la peinture fraîche. Elle venait, elle aussi, de faire des retouches, peut-être avait-elle été dérangée par ma course poursuite avec la maréchaussée et n’avait pu finir hier soir.
Ce n’est pas le cerf qui traverse la route, c’est la route qui traverse la foret
La peinture de nos bombes sèche extrêmement vite, cela voulait dire qu’elle était là, tout près. Peut-être l’avais-je une nouvelle fois interrompue et me maudissait-elle en ce moment même. J’ai essayé de m’imaginer à sa place, en train de peindre sa fresque urbaine au pied de ce pont, par où me serais-je enfui en entendant l’arrivée d’un importun ? Nous avons tous nos routines de fuite pour échapper à la police. Comme les espions qui apprennent à fausser compagnie à leur poursuivant en se fondant dans la foule, nous avons intégré au fil de nos expériences malheureuses, des tactiques plus ou moins efficaces pour nous sortir de ces labyrinthes artificiels. Jouant avec l’ombre et la lumière, à l’abri des caméras de surveillance, sautant les obstacles infranchissables en voiture, utilisant nos connaissances géographiques des friches urbaines et des lieux publics oubliés, on se faufile rapidement dans des endroits improbables en prenant des raccourcis très peu connus. Il suffit d’avoir emprunté un jour une piste cyclable pour se rendre compte de la différence de perception des distances et des lieux que l’on a quand on roule en voiture. Or, les policiers passent leur temps dans des voitures... J’ai grimpé dans la végétation pour rejoindre la route qui surplombe le pont, et je l’ai suivie pendant une centaine de mètres pour arriver près d’un hangar ferroviaire désaffecté. Les rails commençaient à disparaître sous les ronces, comme avalées par des plantes carnivores. Quelques vieux wagons entièrement recouverts de graffitis rouillaient immobiles depuis des décennies. De l’autre côté des voies, agenouillée près d’un mur encore immaculé, elle commençait un nouveau graffiti.
Les arbres cooperent, pas nos elus
Je l’ai d’abord observée en silence, interdit, subjugué par sa présence. Ses gestes étaient parfaits, rapides et précis. Dans son sac à dos s’entrechoquaient plusieurs bombes aérosol, mais dans la pénombre, elle choisissait ses couleurs sans hésiter. Elle n’avait pas de modèle, elle reproduisait son dessin mentalement, ou peut-être était-elle capable de le créer à la volée, dans l’instant. Je ne savais pas comment l’aborder. Au moindre bruit, elle décamperait et il était peu probable que je puisse la retrouver deux fois de suite. Mais je ne pouvais pas me résoudre à la laisser partir sans avoir au moins essayé de lui parler, lui dire combien elle m’inspire, comment ses graffitis me transforment. Et puis j’ai eu une idée. Il n’y a qu’un bruit qui puisse la mettre en confiance, qui l’alertera sans la faire fuir. J’ai sorti la bombe de mon sac, et je l’ai secouée. La bille de métal servant à mélanger le liquide visqueux a choqué les parois et fait tinter l’aluminium. Elle a immédiatement stoppé son dessin et levé la tête dans ma direction, comme un animal aux aguets des moindres menaces que représentent les humains, elle m’a jeté un regard interrogateur. J’ai été choqué, ce regard, c’était celui de la fille qui jette un bouquet de fleurs. À dix ou vingt mètres, et dans la pénombre, ses deux prunelles noires m’ont coupé les jambes instantanément. Plus efficace qu’un taser ou un LBD. Sans lâcher ma bombe, j’ai tenté de faire un signe amical de la main, excitant à nouveau la bille de métal, mais cette fois, c’est une autre bruit qui s’est fait entendre. Des voix. « Ils sont là ! ».
Mon pave ne rentre pas dans ton urne
Le simple fait de me sentir associer à elle dans cette interjection de la police m’a galvanisé, maintenant, il y a un « nous ». D’un bond, je l’ai rejoint et l’ai prise par le bras pour l’entraîner le long du mur qu’elle s’apprêtait à taguer. Abandonnant son matériel qui risquait de faire trop de bruit alors que nos poursuivants semblaient tout proches, elle m’a immédiatement emboîté le pas dans une confiance aveugle. Des escaliers en métal nous ont mené à un passage souterrain désert que nous avons traversé en courant. En jetant un œil vers l’arrière pour évaluer notre avance, j’ai vu sa chevelure noire qui s’était échappée de sa capuche voler dans le vent. Elle tenait ma main et cette chaleur douce me donnait des ailes, mes pieds ne touchaient plus le sol. Une porte entrouverte semblait donner sur l’extérieur, nous nous y sommes engouffrés pour nous retrouver finalement dans une salle totalement obscure. J’ai allumé la lampe torche de mon téléphone et examiné les lieux. C’était un cul de sac. Il était trop tard pour faire marche arrière, on entendait déjà les pas de nos poursuivants et leurs souffles rauques. « Ils sont entrés là ! ». J’ai éteint mon téléphone et entraîné ma compagne d’infortune dans l’obscurité, j’ai mis mon index sur sa bouche pour lui intimer de garder le silence et l’ai plaqué contre un pilier, dos à la porte. Ils sont entrés et ont été surpris par l’obscurité. Ils ont sorti une lampe torche bien plus puissante que celle de mon téléphone mais qui avait l’inconvénient de n’éclairer qu’un faisceau très réduit, si bien qu’ils n’ont pas compris immédiatement que la pièce était sans issue. J’ai attendu qu’ils s’éloignent de l’entrée, et de nous heureusement, pour sortir discrètement sur la pointe des pieds, espérant qu’aucun d’eux n’était resté à l’extérieur. Une fois dehors, j’ai refermé la porte d’un coup sec et l’ai coincée avec une barre de fer que j’avais repérée en entrant. Ils étaient bloqués à l’intérieur pour un moment.
Une pensee aux familles des vitrines
Sans attendre, nous avons regagné l’extérieur et récupéré son matériel. Cette fois, c’est elle qui m’a tiré par le bras pour me conduire près d’un wagon abandonné. D’un geste que je n’ai pas compris, elle a fait s’ouvrir la porte pneumatique, et nous sommes entrés tous les deux à l’intérieur. C’était une vieille voiture corail de première classe qui n’avait plus servie depuis bien longtemps, les trains intercités ayant été petit à petit remplacés par des TGV bien plus rentables. Les sièges avaient survécu au temps et si la poussière s’était accumulée, le confort y était encore plus que correct. Nous nous sommes installés sur deux sièges face à face et avons posés nos sacs dans les porte-bagages au-dessus de nous. À la lueur des éclairages lointains à l’extérieur, je voyais ses pupilles noires briller dans la nuit. Sans échanger un mot, elle a d’abord pris ma main pour la poser sur son genou. Ensuite, de son autre main, elle a écarté les mèches qui tombaient sur mes yeux, et dans ce contact visuel qui a duré quelques secondes, une minute tout au plus, nous avons échangé plus d’informations que deux appareils en Bluetooth. L’appairage a fonctionné du premier coup. Elle a souri, peut-être qu’elle aussi a eu cette image saugrenue en tête. J’ai souri aussi, sans doute, car à partir de là tout s’est enchaîné très vite et j’ai un peu perdu la notion du temps et de l’espace. Elle est venue à califourchon sur moi et m’a embrassée. Ses lèvres étaient chaudes et douces, accueillantes. Puis elle a de nouveau pris ma main pour la poser sur son sein et m’a dit :
Prends-garde, sous mon sein... La grenade