De quoi avons-nous peur ?

Profitons lâchement de l'incendie de l'usine Lubrizol pour examiner la façon dont on examine et qualifie les risques industriels et ce que ça peut poser comme problème.

Déjà, il faut bien comprendre et ne pas confondre, le danger, le risque et l'exposition au danger. Le danger est la capacité d'un objet, d'une situation ou d'un processus de créer des dommages. Les armes à feu, par exemple, sont très dangereuses puisqu'elles peuvent tuer, au contraire d'un coton-tige ou d'une brosse à dent. Le risque représente la probabilité pour qu'un danger survienne. Ainsi quelque chose qui est extrêmement dangereux peut-être totalement sans risque pour vous si vous n'êtes jamais exposé à ce danger. Typiquement, s'il n'y a pas d'armes à feu là où vous êtes en ce moment, le risque d'être blessé ou tué par une arme est nul. Il faut qu'il y ait exposition au danger pour que celui-ci devienne véritablement un risque.

Le danger, quand il est important, quant il est létal, nous fait souvent surestimer le risque, ainsi, on a une très mauvaise perception du risque nucléaire, alors que c'est, de loin, l'énergie la moins "risquée" :

https://www.dreuz.info/wp-content/uploads/2019/03/Morts-par-type-d-energie.png

 

Même les accidents comme Tchernobyl ou Fukushima n'ont pas tant fait de morts liés directement au nucléaire. Pourtant, on considère généralement ces événements comme des catastrophes d'ordre planétaire. Inversement, les morts liés à la production d'énergie au charbon, bien plus nombreux, nous indiffèrent totalement.

Au-delà du traitement médiatique qui influence forcément notre perception des choses, le danger des accidents nucléaires est insidieux, invisible, massif et souvent incontrôlable, ce qui biaise notre perception du risque. Nicolas Hulot, convaincu par Fukushima d'abandonner le nucléaire résume la chose ainsi :

Pour moi, si une société prend un risque et commet une erreur, elle doit être capable de contenir les conséquences de ce risque dans le temps et dans l’espace – c’est là selon moi un indice de civilisation. Or, malheureusement, les expériences de Fukushima et de Tchernobyl nous montrent que nos sociétés ne sont pas en mesure de contenir dans le temps et dans l’espace les conséquences du risque. C’est un vrai problème philosophique qui justifie ma réserve, au-delà des arguments économiques.

Les morts du charbon ou des autres production d'énergie sont isolés et diffus, et on a l'impression (parfois à tort) qu'il suffit de ne pas travailler dans une mine de charbon pour s'en protéger (ce qui est faux, les particules émises par la combustion du charbon ont des effets très néfastes sur la santé).

Ceci étant dit, doit-on s'en remettre aux seules estimations des risques et des dangers pour savoir si un processus industriel est opportun ? L'incendie de Lubrizol (et toutes les catastrophes industrielles précédentes) nous donnent quelques éléments de réponse.

Un document du ministère portant sur l'usine Lubrizol décrit que "le risque d'accident pouvant entraîner un incendie sur les installations est relativement faible". La fréquence de ce risque est ainsi estimée à "une fois tous les 10 000 ans" au maximum. (Source)

Une fois tous les 10.000 ans, le risque est faible. Négligeable ? Pas de chance, c'est tombé sur nous. Comme le danger était jugé important (puisque le site était classé Séveso - seuil haut), on a sans doute pris en compte ce risque pour dimensionner et concevoir les systèmes et les procédures de secours. Mais on tombe ici sur un travers inextricable de toute conception humaine : on est incapable d'imaginer l'inimaginable, le concours de circonstances qui ne devrait jamais arriver. Ainsi, on peut lire :

Comment se fait-il que l'alarme ne se soit pas déclenchée ? "Le feu s'est déclaré avec une telle violence que les systèmes d'alarme ont été mis hors circuit" (Source)

L'incendie qui enflamme et rend inopérant les alarmes anti-incendie, pour un incendie qui se produit théoriquement tous les 10.000 ans, c'est vraiment pas de chance. Mais dans tous les accidents industriels de ce type, il y a un concours de circonstances invraisemblable, qui donne lieu d'ailleurs à une floraison de théories du complot tellement l'esprit humain est inapte à accepter une telle scoumoune ! Des théories du complot qui masquent bien souvent les réelles négligences des responsables et des autorités. Par exemple, on apprend que le préfet a donné son feu vert à des augmentations de capacités sans évaluation environnementale (Source)... Difficile de dire si l'accident ne serait pas arrivé sans ça...

La leçon à tirer de tout ça, c'est que l'Homme est infoutu de tout prévoir, et toutes les méthodes et procédures de sécurité n'y changeront pas grand chose. On peut limiter les risques, imaginer des parades à ce qu'on peut concevoir de pire, mais lorsque le sort défie les statistiques, notre cerveau ne peut pas lutter. Notre façon d'appréhender les problèmes et de les résoudre est fondamentalement humaine, ainsi les systèmes de secours d'Ariane 5 en 1996 étaient de conception identique au système principal et ont donc dysfonctionné exactement de la même manière ! Le pire, c'est que l'origine de l'accident était un programme de gestion d'alignement gyroscopique qui s'est avéré inutile par la suite... (Source)

Parfois, c'est le contexte qui change et qui remet en cause des systèmes de sécurité imaginés il y a longtemps et qui ont pourtant fait leur preuve. On pense par exemple aux centrales nucléaires qui ne sont pas conçues pour subir un crash d'avion de ligne. Et pour cause : à l'époque de leur construction, les avions étaient beaucoup moins nombreux dans le ciel, et personne n'avaient encore eu l'idée de les projeter exprès contre des bâtiments.

Du coup, faut-il craindre l'accident nucléaire et hypothéquer nos chances de contenir le réchauffement climatique (qui lui aussi présente des risques et des dangers relativement bien documentés, mais imperceptibles à l'échelle humaine) en s'abstenant d'utiliser ce mode de production d'énergie ? Il faut sans doute éviter d'être radical, dans un sens comme dans l'autre. Le nucléaire est très dangereux, mais peu risqué, c'est très exactement la situation dans laquelle notre cerveau est incapable d'analyser les choses froidement. D'autres accidents surviendront de façon certaine, mais personne ne sait quelles en seront les conséquences.

La fausse alternative nucléaire vs énergies renouvelables ne doit en tout cas pas oblitérer la troisième voie, la plus sage, sans doute à la lecture de ces récents événements : la réduction drastique de nos besoins en énergie.

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