Pour un référendum d'initiative citoyenne...

Quelle que soit l'issue du mouvement des gilets jaunes, tout le monde pourra s'accorder à dire qu'il a fait émerger dans le débat public des thèmes d'ordre constitutionnel qui ne trouvaient jusqu'ici que (trop) peu d'échos. À l'instar de Nuit Debout, les rassemblements sur les ronds-points auront permis à des citoyens de pratiquer la politique dans son sens le plus noble, en s'auto-organisant et en débattant sans passer par le prisme déformant de représentants intéressés par la quête du pouvoir ou la défense d'une idéologie.
Les idées « neuves » qui fleurissent sur les banderoles et que semble découvrir (avec horreur) toute la médiacratie sont en fait vieilles comme le monde, mais on nous les a désappris.

Un peu d'étymologie

Pour illustrer l'importance du vocabulaire, il est d'usage de convoquer George Orwell tant son roman « 1984 » semble avoir été utilisé comme un mode d'emploi par nos dirigeants successifs. « La guerre, c’est la paix. La liberté, c’est l’esclavage. L’ignorance, c’est la force ». En retournant les mots, on interdit la conception d'alternatives.
Ainsi le mot « démocratie » vient des mots grecs demos (le peuple) et kratos (le pouvoir). Autrement dit, le « pouvoir exercé par le peuple ». Nulle mention ici de représentants ou d'élus, c'est le peuple, dans son ensemble, qui vote les lois auxquelles il consent d'obéir et c'est exactement ce qui se passait à Athènes, où la première démocratie a pu s'exercer pendant quelques siècles. Bien sûr à cette époque la citoyenneté excluait de fait les femmes et les esclaves, mais ce n'était pas propre à la démocratie athénienne, toutes les autres cités de l'époque procédaient de la sorte.
Aristote observait par ailleurs la chose suivante :
« Les élections sont aristocratiques et non démocratiques : elles introduisent un élément de choix délibéré, de sélection des « meilleurs citoyens », au lieu du gouvernement par le peuple tout entier. »
S'il n'était pas un grand démocrate, Aristote avait néanmoins fait grec en première langue et n'ignorait donc pas que aristos signifiait « meilleur » et donc qu'une procédure qui permet d'élire, c'est à dire de choisir les meilleurs citoyens était, étymologiquement de fait une aristocratie et non une démocratie.

Un peu d'Histoire

Avance rapide au siècle des lumières quelque 2000 années plus tard. Montesquieu n'a pas oublié les propos d'Aristote et ne dit donc pas autre chose : « Le suffrage par le sort (NdA : aujourd'hui on dit plutôt le tirage au sort) est de la nature de la démocratie, le suffrage par choix (NdA : aujourd'hui on dit plutôt l'élection) est de celle de l’aristocratie. »

À la veille des révolutions françaises et britanniques, personne n'ignorait ce qu'étaient la démocratie et l'aristocratie et la confusion était d'autant moins courante que la plupart des penseurs politiques de l'époque se défendaient bien d'être démocrates. La démocratie était alors ridiculisée et présentée comme populiste et inefficace. Parmi les gens qui ont mis en place les systèmes représentatifs que nous connaissons aujourd'hui dans ce qu'on appelle les « démocraties modernes », pas un ne voulait entendre parler de démocratie.

L'abbé Sieyès, par exemple, l'un des rédacteurs de la constitution de  1791, membre du Tiers-État, déclarait la chose suivante :
« Les citoyens qui se nomment des représentants renoncent et doivent renoncer à faire eux-mêmes la loi ; ils n’ont pas de volonté particulière à imposer. S’ils dictaient des volontés, la France ne serait plus cet État représentatif ; ce serait un État démocratique. Le peuple, je le répète, dans un pays qui n’est pas une démocratie (et la France ne saurait l’être), le peuple ne peut parler, ne peut agir que par ses représentants. »
Autrement dit : on ne veut surtout pas de démocratie et pour éviter cette horreur, nous mettons en place un système représentatif avec des élections.

Ce n'est pas la position idéologique isolée d'un citoyen mal-comprenant mais bien l'avis général de tous les penseurs politiques de l'époque comme l'a montré le politologue universitaire Francis Dupuis-Deri dans son livre « Démocratie : histoire politique d'un mot ». L'auteur Québecois a exhumé des dizaines de citations du même tonneau, et a analysé l'évolution progressive des discours politiques. C'est autour de 1830 aux États-Unis et vers 1848 en France que le mot « démocratie » retrouve ses lettres de noblesse. Mais ce n'est pas pour désigner le système politique athénien, il s'agit en fait de redorer le blason d'un système représentatif déjà à bout de souffle. Andrew Jackson est le premier président à se présenter aux électeurs sous l'étiquette « démocrate » dans le but inavoué de reconquérir l'électorat populaire. De démocrate, bien sûr, il n'a que le nom puisque rien n'a changé dans le système représentatif et donc aristocratique qu'il défend et continue de représenter. Le glissement sémantique est parfaitement calculé et artificiel.

Ainsi, les « démocraties » contemporaines sont des ennemies affichées de la démocratie qu'on a rebaptisées au fil des siècles, à des fins de marketing politique.
Les mots mis à l'envers depuis deux-cents ans nous empêchent de formuler une alternative. Même si nous pressentons que la démocratie pourrait constituer un embryon de solution, le fait que nous soyons officiellement déjà en démocratie nous interdit même de le penser.
Il serait abusif et faux de considérer, parce que nous ne sommes pas en démocratie, que nous subissons une dictature. Ce faux dilemme (qui n'a, lui non plus, rien d'innocent) ajoute une autre couche de censure à la première. Si l'on changeait de système, à coup sûr, nous tomberions dans un système encore pire, la seule alternative de la démocratie : la dictature.
Or il existe des dizaines de systèmes politiques, plus ou moins démocratiques, plus ou moins aristocratiques, royalistes ou anarchistes.

Observation des faits

Au-delà de l'étymologie et de l'Histoire, il suffit d'observer les faits pour se rendre compte du problème.
Depuis deux-cents ans en France comme ailleurs, l'élection de « représentants » constitue des assemblées qui ne ressemblent en rien au corpus des citoyens qu'ils sont censés représentés. Les assemblées élues sont plus âgées, plus riches et plus masculines que la population. En conséquence, le droit qu'elles produisent est plutôt plus favorable aux vieux, aux riches et aux hommes.
Songez que les femmes n'ont obtenu le droit de vote qu'en 1944 et le droit d'exercer une profession et d'avoir un compte en banque qu'en 1965 ! Est-ce qu'un échantillon vraiment représentatif de la population aurait attendu tout ce temps pour légiférer sur ces évidences ?

Le procès de l'élection

Intrinsèquement, l'élection produit une élite déconnectée des réalités des gouvernés. Car les critères qui permettent de choisir les « meilleurs » candidats ne varient pas d'un scrutin à l'autre. Puisque nous ne les connaissons pas personnellement la plupart du temps, c'est leur image et ce que l'on sait d'eux qui déterminera notre propension à les élire. Le critère « image » favorisera naturellement les beaux-parleurs, ceux qui savent mentir, flatter et paraître, au rang desquels on trouve généralement peu de gens intéressants. Nous confions innocemment les clés du pouvoir à des personnes qui le désirent au point de se porter candidat pour nous représenter tous. Comme disait le philosophe Alain : « Car enfin le trait le plus visible dans l'homme juste est de ne point vouloir du tout gouverner les autres, et de se gouverner seulement lui-même. Cela décide tout. Autant dire que les pires gouverneront ».

Quant à ce qu'on sait d'eux, c'est à travers le prisme déformant des médias qu'il faudra en juger. L'influence des médias sur l'élection devrait à elle seule nous interroger. Une poignée de milliardaires qui contrôlent la plupart des chaînes de télé et des journaux ont-ils un quelconque intérêt à nous présenter les candidats tels qu'ils sont ou tels qu'ils voudraient qu'ils soient ? Il n'est plus nécessaire de démontrer les différences de traitement médiatique entre les candidats compatibles avec le système et ceux qui le dérangent.

Si par mégarde une anomalie de cette mécanique parfaitement huilée venait à faillir, d'autres protections l'empêchent de dérailler complètement. Le mode de scrutin des présidentielles, par exemple, et l'un des pires qui puissent exister. Et là aussi, c'est de notoriété publique depuis Condorcet au 18ème siècle ! Ce mathématicien et homme politique a prouvé scientifiquement que le scrutin uninominal à deux tours (celui qu'on utilise pour les présidentielles) pouvait conduire à des situations ubuesques où le candidat le moins consensuel l'emporte. Par le jeu des alliances, du vote utile et de la dispersion des voix au premier tour, le « meilleur » candidat peut en effet se trouver éliminé du second tour. Et c'est entre la peste et le choléra qu'il faut alors choisir, toute ressemblance avec des faits réels...
Le Marquis de Condorcet avait non seulement identifié le problème, mais il avait la solution : classer les bulletins par ordre de préférence. Ainsi, par un calcul simple on peut obtenir le meilleur choix objectif en fonction des suffrages exprimés. Étrangement, ce mode de scrutin n'est que très peu utilisé...

Scrutin après scrutin, les mêmes crapules parviennent donc au pouvoir, et une fois au pouvoir, pas moyen de les en déloger. Pas de révocation possible, même pour une trahison au dernier degré. Tout au plus considérons-nous que d'autres élus, sélectionnés par les mêmes mécanismes et donc atteints de tares semblables, sauront démettre le fauteur de trouble s'il venait à déconner.
Pas de reddition des comptes : si l'élu a fait n'importe quoi, sa sanction sera, au mieux, sa non-réélection la fois suivante, mais comme son adversaire est assurément de la même caste, pour les raisons évoquées précédemment, ce n'est que partie remise.
Pas de mandat impératif, enfin, et rien n'oblige donc le candidat, une fois élu, à respecter ses engagements et suivre son programme.

Un RIC sinon rien

Le référendum d'initiative citoyenne ne suffit pas à rétablir la démocratie. Mais c'est assurément un pas dans la bonne direction s'il n'est pas affaibli par un tour de passe-passe politique. Le RIC se doit d'être :
Législatif : pour permettre aux citoyens de proposer une loi et ainsi court-circuiter les assemblées non-représentatives. (exemple : le SMIC à 1500 euros)
Révocatoire : pour permettre au peuple de démettre un élu qui a failli à son devoir (exemple : à peu près tous les élus de la cinquième république ?)
Abrogatoire : pour supprimer une loi votée par une assemblée et qui ne correspond pas à la volonté du peuple (exemple : suppression de l'ISF)
Constituant : pour aller vers encore plus de démocratie en modifiant la constitution elle-même (exemple : changer le mode de désignation des représentants).

Le RIC présente l'avantage d'être un cheval de Troie à plusieurs niveaux, une véritable grenade à fragmentation jetée dans les jambes de la caste dirigeante. Pour s'y opposer, il faut afficher ouvertement une attitude anti-démocratique et montrer sa haine ou sa peur du peuple. Si vous êtes contre le référendum, vous n'êtes assurément pas un vrai démocrate. Les masques tombent rapidement.
Une fois le RIC obtenu, c'est tout le système de protection des institutions aristocratiques qui s'effondre et c'est la porte ouverte à toutes les constructions citoyennes. Des assemblées tirées au sort à la fin immédiate du nucléaire, de l'abandon des grands projets inutiles à la véritable lutte contre le réchauffement climatique, du combat contre les inégalités à la refonte du code du travail. L'horizon démocratique s'ouvrirait d'une façon jamais observée dans le monde.

Mais les obstacles sont encore nombreux et toute la clique des têtes à claques élues ne va pas se laisser faire. Il est urgent que chaque citoyen révise les éléments de langage pour défendre le RIC contre vents et marées. En face, ils ajustent déjà leur tirs : populiste, inefficace, dangereux... On ressort de derrière les fagots le chantage à la peine de mort, les « pires heures de notre Histoire ». Mais jusqu'à preuve du contraire, les guerres les plus meurtrières, les dictatures les plus féroces, les inégalités les plus ignobles, les politiques les plus destructrices pour l'environnement... ont toutes été le résultat pitoyable d'assemblées élues. Le temps est venu de mettre fin au cirque de la représentation.

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