L'Homme est un loup pour l'Homme, ou pas.

À mesure que l'on s'enfonce dans l'inéluctabilité de l'effondrement de nos sociétés, le nombre de gens qui commencent à s'en inquiéter augmente et leur origine sociale et politique se diversifie. L'automne invraisemblablement chaud que nous traversons achève de convaincre les plus sceptiques qu'il est en train de se passer quelque chose, et même les plus serviles des cadres supérieurs commencent à se demander si leurs enfants pourront eux aussi skier à Courchevel l'hiver comme la tradition familiale et leur rang social l'exigent.

Ces nouveaux sympathisants de la cause climatique se heurtent à une forte dissonance cognitive lorsqu'ils découvrent à leur corps défendant que non seulement leur mode de vie n'est pas soutenable, mais surtout que les seules pistes d'amélioration sérieuses reposent sur des pré-supposés qu'on leur a appris à renier. Et pour cause : leur ascension sociale s'est bâtie sur des schémas de pensée qui n'auront plus cours lorsque les choses vont commencer à se gâter.

La loi de la jungle

Toute notre éducation s'est en effet construite autour des valeurs de la compétition. D'une façon directe par la notation et le classement systématique des élèves qui permet aux plus conformes de s'en sortir mieux que les autres. Mais aussi d'une façon indirecte par le contenu des enseignements eux-mêmes, soit en raison d'une mauvaise interprétation de découvertes anciennes, soit en raison de l'obsolescence des programmes scolaires qui ne reflètent pas fidèlement l'état des connaissances scientifiques du moment.

De Darwin, par exemple, on retient volontiers que les espèces les plus adaptées, donc celles qui ont survécu à la compétition, résistent. Les capitalistes se sont emparés de cette idée forte pour asseoir leur idéologie naissante à la fin du XIXème siècle. Pourtant, Darwin avait déjà perçu les avantages indéniables de la coopération et sa définition de la sélection naturelle n'était pas aussi étroite que ce qu'en ont retenu la plupart des manuels de sciences :

Si une tribu compte beaucoup de membres qui sont toujours prêts à s’entraider et à se sacrifier au bien commun, elle doit évidemment l’emporter sur la plupart des autres tribus. Ceci constitue aussi un cas de sélection naturelle.

Charles Darwin (La descendance de l’homme, chap.5, 1881)

Depuis, la science a fait beaucoup de progrès et on a montré et démontré que les différentes espèces collaboraient volontiers entre elles. Les arbres communiquent en utilisant les champignons, hébergent des fourmis qui les protègent en retour d'autres espèces invasives. Les insectes pollinisateurs permettent aux plantes de se reproduire. Les zèbres, les gazelles et les gnous s'associent pour migrer en profitant chacun des compétences des autres (odorat, ouïe et vue)... Mais les reportages animaliers continuent de nous montrer seulement les félins qui massacrent les autres mammifères qui passent à leur portée.

L'Homme lui-même est par nature une espèce coopérative. La plus coopérative de toutes, même, et c'est ce qui lui vaut d'avoir évolué à ce point. Dès la naissance, nous sommes vulnérables, incomplets, et à ce titre dépendants des autres, de notre famille. Cette dépendance aux autres a inscrit en nous l'absolue nécessité de faire confiance aux autres et de les aider en retour. De nombreuses expériences récentes ont permis de le mettre en évidence (lire "L'entraide, l'autre loi de la Jungle" de Pablo Servigne et Gauthier Chapelle pour les sources et les exemples) mais l'idée que nous sommes des êtres égoïstes et individualistes reste la plus communément admise.

Intérêt systémique vs intérêt général

Notre système politique et économique, comme tout système, va avoir tendance à s'auto-justifier pour perdurer. Le capitalisme et plus encore le libéralisme fonctionnent parce que nous avons intégré l'idée de compétition entre nous. Aussi, par tous les moyens, le "système" cherchera à cultiver cette croyance que nous sommes tous contre tous.

Lors des catastrophes naturelles ou des accidents tragiques, par exemple, les comportements minoritaires sont mis en exergue par les médias, nous confortant dans l'idée qu'il n'y a rien à attendre de l'espèce humaine. Quand Katrina a dévasté la Nouvelle Orléans en 2009, les journaux décrivaient d'abord une ville aux mains de bandes armées dévastant tout sur leur passage, profitant de la situation catastrophique pour piller et violer. Les chercheurs ont montré que la réalité était bien différente : c'est l'entraide qui prévalait entre les sinistrés et les comportements criminels étaient ultra minoritaires. Idem lors de l'accident ferroviaire de Brétigny sur Orge en 2013, le syndicat de police UNSA a fait état de pillages et de vols sur les victimes avant d'être discrédité par une source préfectorale qui a démenti en montrant que les informations fournies comme preuve (des SMS échangés par des voyous) avaient été antidatées.

L'inculture des élites

En se ralliant bon gré mal gré aux défenseurs du climat, les élites ne peuvent que constater leur retard par rapport à une masse populaire déjà bien au courant des enjeux. On peut reprocher beaucoup de choses aux mouvements syndicaux, mais l'éducation populaire de masse qu'ils ont encouragée a permis aux classes ouvrières de prendre conscience bien avant les élites des limites inhérentes aux solutions techniques et technologiques qui sont généralement proposées pour faire face aux enjeux climatiques. Elles ne croient plus à la "croissance verte" et au "développement durable". Elles ne comptent plus sur les "douches courtes" pour endiguer un réchauffement causé essentiellement par une industrie totalement déresponsabilisée et attendent autre chose, un changement de plus grande ampleur.

À l'angoisse de l'effondrement qui vient s'ajoute alors pour ces aspirants militants de la cause climatique une trouille bleue de leurs semblables. Leur réflexe premier est donc survivaliste et individuel : le bunker ! L'idée qu'on puisse défendre seul son stock de nourriture dans un monde où toutes les ressources se raréfient parait totalement illusoire. Au contraire, la résilience en période de pénurie n'a de sens qu'à l'échelle d'un groupe autosuffisant et pacifié. Un repli sur soi ne peut faire qu'augmenter les risques d'un effondrement violent et injuste alors qu'une société post-croissance et débarrassée des énergies fossiles aurait toutes les chances d'être plus heureuse et plus équitable.

L'importance de l'éducation populaire

S'il fallait prioriser les actions pour adoucir le choc des crises écologiques à venir, les "petits gestes" que l'on peut faire à l'échelle individuelle arriveraient bien loin derrière l'impérieuse nécessité de la transmission des connaissances à l'ensemble des classes sociales. Les fruits des recherches récentes, en sciences "dures" comme en sciences sociales, déboulonnent un à un les préceptes de la société de consommation et les fondamentaux sur lesquels elle se construit. Au lieu de laisser aux publicitaires le soin d'exploiter les résultats des études en neuro-sciences ou en sociologie, il est plus que temps de s'en emparer et de les diffuser pour que chacun soit bien conscient de la supercherie et de la superficialité du libéralisme débridé.

Cet apprentissage perpétuel et cette diffusion des savoirs est sans aucun doute l'une des clés de la réussite d'une transition douce vers une société durable.

 

Ajouter un commentaire

Les commentaires peuvent être formatés en utilisant une syntaxe wiki simplifiée.

La discussion continue ailleurs

URL de rétrolien : https://merome.net/blog/index.php?trackback/1145