Toute théorie se base sur des hypothèses. Quelles sont celles de notre modèle de société actuel ?

Si vous êtes allés au lycée, vous vous souvenez peut-être d'une étrangeté mathématique qui s'intitule les nombres complexes. Mes années lycée sont bien loin, aussi je risque de dire des âneries à leur sujet, mais ce dont je crois me souvenir, c'est que l'hypothèse de départ qui permet d'échafauder tous les travaux sur les nombres complexes est la suivante : i²=-1.

Si vous êtes allés au collège, vous savez pertinemment que le carré d'un nombre est forcément positif et donc l'idée qu'un nombre au carré puisse être égal à -1 doit vous interpeller un minimum. Ce nombre imaginaire (d'où le "i") ne peut pas exister. On le sait. Mais formuler cette hypothèse : on dirait que i²=-1, permet de faire plein de choses utiles en mathématique (que je serais bien incapable de citer, mais je vous jure, c'est vrai, les mathématiciens ne font jamais des trucs qui ne servent à rien, ce serait pour eux comme diviser par zéro).

Notre modèle de société actuel est basé sur un certain nombre de théories qui elles-même se fondent sur un certain nombre d'hypothèses. Aujourd'hui, on sait que ces hypothèses sont archi fausses. Mais genre, fausses de chez fausses, complètement erronées. Si vous êtes allés à l'école primaire, vous pouvez vous en rendre compte.

Notre monde, et ses ressources, sont infinis

Première énormité et non des moindres. Toutes les théories économiques, et notamment, la théorie dite néo-classique qui est la plus en vogue, considèrent que nous pouvons puiser à loisir dans la croûte terrestre pour prélever les ressources dont nous avons besoin. Du pétrole, du métal, de l'eau, tout cela étant disponible à profusion, on a considéré que le stock était infini pour simplifier les calculs.

Ainsi, alors que toute comptabilité digne de ce nom devrait compter en positif les biens que nous avons créés (les voitures, les bâtiments, les i-phones, les télés...) et en négatif les ressources que nous avons prélevées pour construire tout ça (pétrole, métaux, bois...), vous ne verrez dans AUCUN bilan, que ce soit au niveau d'une entreprise, d'un état, ou d'une organisation étatique une prise en compte, même imparfaite, de ce passif.

Partant de là, les choses sont extrêmement simples : tous les problèmes peuvent être résolus par plus de quelque chose. Plus de technologie, plus de production, plus de travail, des plus grosses centrales qui produisent plus d'énergie, des plus gros camions qui transportent de plus grosses charges de plus en plus loin. Que dis-je ? Des plus gros vaisseaux qui vont ramener de planètes plus lointaines les nécessaires matières premières dont on a besoin en plus grosses quantités pour que les gens soient plus heureux.

Notez que les plupart des décideurs qui sont souvent arrivés là où ils sont à force de sacrifices importants (ou qui pensent avoir fournis des efforts importants pour ça) sont infoutus d'imaginer un monde où plus d'efforts, d'intelligence ou de technologie ne permettrait pas de résoudre un problème quelconque.

La loi de l'offre et la demande

Est-ce qu'il vous viendrait à l'idée de contester la loi de la gravité ? Ou la loi de conservation d'énergie ? Bien sûr que non puisque ce sont des lois. L'offre et la demande se présente elle aussi comme une loi scientifique et donc indiscutable. On peut la résumer ainsi : "ce qui est rare et cher". Autrement dit, plus une ressource ou un bien devient difficile d'accès, plus son prix va augmenter, quasi proportionnellement.

On la représente traditionnellement comme ça :

https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/thumb/6/6b/Offre-demande-equilibre.svg/240px-Offre-demande-equilibre.svg.png

 

Ce qu'on oublie souvent de dire, c'est que cette loi s'appuie elle-même sur des hypothèses qui ne sont vraies qu'en laboratoire. À savoir que les acteurs du marché sont parfaitement informés, qu'il n'y a pas de position de monopole, pas de spéculation, pas de contraintes extérieures (genre le climat qui plombe une récolte), que les ressources sont infinies (voir plus haut)... Bref, un tel ensemble de conditions qui font que personne de sérieux ne devrait s'appuyer sur ce genre de truc fantaisiste pour élaborer ne serait-ce qu'une règle de jeu de société pour enfant.

Une illustration parfaite de la non-pertinence de cette loi, c'est l'évolution du prix du pétrole. Comme vous le savez même sans avoir jamais foutu les pieds à l'école, le pétrole est une ressource finie, et à ce titre, plus on en extrait, moins il en reste. Chaque goutte prélevée devrait donc engendrer mécaniquement une hausse du prix. Et plus sûrement encore, une baisse de la production qui le rend d'un coup moins disponible devrait faire flamber les prix proportionnellement (ce qui est rare est cher, on a dit). Si bien qu'un graphique où l'on placerait en abscisses la production de pétrole et en ordonnées le prix du pétrole devrait avoir l'allure d'une droite, c'est à dire que l'on devrait observer une corrélation (inverse) entre la disponibilité du pétrole et son prix. Or voici ce qu'on observe :

http://reho.st/https://jancovici.com/wp-content/uploads/2016/06/petrole_elastique_graph1.jpg

Si vous voyez une droite sur ce graphique, consultez immédiatement un opticien.

La loi de l'offre et la demande n'est donc pas une loi, tout juste un concept bâti sur des pré-supposés branlants, mais on continue de s'appuyer là-dessus pour diriger notre économie.

La résolution des problèmes en silo

À chaque jour suffit sa peine et à chacun son lot d'emmerdement. S'il y a un problème d'approvisionnement énergétique, c'est l'affaire des énergéticiens qui devront trouver une solution à leur problème. Cela n'a bien sûr rien à voir avec les problèmes de l'agriculture : l'épuisement des sols, la pollution des nappes, les maladies de la profession, c'est tout à fait un autre sujet qui doit être traité par des agronomes. De même, les inégalités sont un problème social et sociétal, totalement déconnecté de la disponibilité de l'énergie et de l'accès à une nourriture suffisante et saine, on va laisser gérer ça à des économistes et des politiciens. Etc, etc...

Experts et spécialistes de tous les domaines ont tellement la tête dans leur guidon spécifique qu'ils ne voient pas le tableau d'ensemble, the big picture, comme disent les anglophones. Pourtant sans énergie, pas d'agriculture intensive possible. Sans production assurée de nourriture, pas de réduction des inégalités possible...

Nous vivons dans un système, complexe, farci d'interdépendances et de problématiques dont la résolution ne peut s'entrevoir qu'à un niveau global. J'ai l'intuition que les informaticiens (dont je suis) devraient voir ça plus vite que les autres. Nous avons en effet l'expérience de projets qui foirent faute d'une vision systémique des choses : l'espace disque qui vient à manquer à force de fichiers journaux qui s'accumulent ; le traitement qui s'éternise parce que la mémoire vive est insuffisante ; la base de données qui explose ; le bug qui provoque des effets de bords totalement imprévisibles et des messages d'erreur hors de propos...

Remettre en cause les hypothèses fausses

La difficulté, c'est de partir sur un nouveau modèle qui s'affranchit des lois et des théories qu'on nous a enseignées comme indéboulonnables. Repartir from scratch mais riches de notre expérience ratée de développement infini. J'ai beaucoup aimé et me suis inspiré de cette interview de Arthur Keller pour le podcast Présages pour écrire cet article. Je vous invite à l'écouter à votre tour et à me faire part de vos réflexions à ce sujet.

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