Le sacerdoce de l'informaticien

Quand on a, comme moi, trois numéros qui marchent pieds nus sur le carrelage glacé (voire dans l'herbe humide), éternuent sans mettre la main devant la bouche, ne se lavent pas les mains avant de passer à table, laissent traîner leur mouchoir et ne tirent jamais la chasse, inévitablement, on cultive le microbe, on entasse de la bactérie, on entretient le virus. Et fatalement, on se retrouve régulièrement chez le médecin qui nous dresse une ordonnance de trois kilomètres qui nous oblige à rabattre les sièges de la voiture pour charger les boîtes de médicaments à la brouette.
Tout aussi fatalement, on se retrouve des années plus tard avec un stock de médocs digne de la Salpêtrière, de quoi soigner tous les blessés de la troisième guerre mondiale qui vient, s'il n'y avait pas ces fichues dates de péremption.

Mon épouse et néanmoins assistante personnelle a eu l'idée saugrenue, un jour, de mettre de l'ordre dans tout ça, et de classer les médicaments du plus lisse au plus râpeux selon leur usage, dans des bannettes savamment étiquetées.
Nous voilà donc avec un tiroir "Pommades", qui jouxte la catégorie "États grippaux". On a aussi les "Désinfectants", et un truc très accessible pour les bobos de tous les jours (pansements, arnica...). C'est très bien pensé, sauf que... Vingt ans de projets informatiques sur le dos, à digitaliser l'impensable et organiser le bazar ambiant, plus une forte dose d'esprit de contradiction et de critique facile, je ricane et j'ironise chaque fois que je dois fouiller dans le stock : où dois-je chercher la pommade désinfectante ? Dans la catégorie "Pommades" ou dans "Désinfectants" et le Vicks Vaporub, c'est plutôt un truc pour la grippe ou, encore une fois, une pommade ? À moins que ce ne soit rangé dans la partie la plus accessible parce qu'on en a souvent besoin ? Et la pommade à l'arnica ? Je vous passe les nombreux exemples de trucs qui ne rentrent dans aucune catégorie, ou dans plusieurs, il y a d'ailleurs une boite "divers" dans laquelle on trouve des bidules qui pourraient facilement être classés ailleurs, si on se creusait la tête.

Cette problématique, l'informaticien la rencontre quotidiennement dans son difficile métier. Après deux décennies à me faire des nœuds au cerveau pour prévoir l'imprévisible, il faut se rendre à l'évidence : on ne peut pas numériser le monde. Il y aura toujours un putain d'item qui ne va dans aucune catégorie, ou qui pourrait aller dans plusieurs. À partir de là, c'est cuit : le système est bancal. Même si l'utilisateur est infaillible, et Dieu sait que ce n'est jamais le cas, on tombera un jour où l'autre sur un cas tordu qui nous obligera à tordre notre belle organisation pour faire entrer un cas particulier.

Malgré ça, il y a des gens qui persistent à inventer des méthodologies de gestion de projets informatiques. Le projet informatique lui-même, par nature on l'a vu, est bancal parce qu'il s'escrime à mettre de l'ordre dans le chaos de la réalité. Alors imaginez une méthode qui théorise la conduite-même du projet informatique ! C'est de la science-fiction. Parce qu'il y a plus chaotique encore que la dure réalité qu'on essaie maladroitement de numériser : il y a l'informaticien qui code. Allez savoir ce qu'il a derrière la tête !
Jean-Jacques Goldman avait une devinette à propos des guitaristes : "Comment faire jouer faux un guitariste ? Donnez-lui une partition". Si vous voulez foutre en l'air un développement, faites appliquer une méthode aux développeurs. C'est pareil.

Je suis pour qu'on réhabilite l'empirisme et le bon sens. C'est souvent parce qu'on nie ce dernier aux gens que l'on se crée des problèmes qui n'existent pas. La bonne méthode, c'est quand il n'y a pas de méthode.

Commentaires

1. Le jeudi, 28 mai 2015, 11:01 par Bob

Ce qui me fascine c'est que tu sortes un billet pareil et que tu ne t'interesses pas a l'agilite, qui a mon sens n'est pas une methode "dure" et dogmatique mais, precisement, une famille (large) de meta-methodes souples permettant d'aboutir de maniere empirique a une demarche de travail adaptee au probleme considere.

Aux personnes interessees, je ne peux que recommander le Raid Agile de Claude Aubry et Pablo Pernot, sans doute possible la meilleure formation que j'ai recue en 15 ans de boutique - http://www.raidagile.fr.

2. Le jeudi, 28 mai 2015, 11:13 par Merome

@Bob : Mais je m'y intéresse ! Ce billet en est la preuve, d'ailleurs !

3. Le jeudi, 28 mai 2015, 13:25 par Galuel

Très bon ce post ! :)

Je t'invite dans une veine plus abstraite à lire "l'essence du non" http://www.glibre.org/2013/04/17/73...

Ainsi que de revoir dans le même domaine de réflexion "la preuve de la valeur ?" http://www.creationmonetaire.info/2...

Dès lors plutôt que "la bonne méthode c'est quand il y a une méthode", il est possible d'affirmer :

"Appliquer une ğméthode".

4. Le vendredi, 29 mai 2015, 08:32 par jpaul

Je ne suis pas tout à fait certain que j'aimerai monter dans un avion dont l'informatique a été développée sans méthode. :D

5. Le samedi, 30 mai 2015, 10:11 par Merome

@jpaul : tu préférerais monter dans une navette dont les programmes ont été développés avec toute la rigueur nécessaire par la NASA ?

http://www.live2times.com/imgupload/event/10666/12213743/normal/explosion-de-la-navette-spatiale-americaine-challenger-navette-challenger-challen.jpg

6. Le dimanche, 7 juin 2015, 22:20 par Nath

Ton billet me fait sourire, parce que je ne suis pas du tout dans le domaine de l'informatique et pourtant, je suis allée chercher un consultant Agile pour animer mon séminaire de lancement d'équipe. Qu'est-ce qui m'a plus dans la démarche ? Ses principes plutôt qu'une recette à appliquer.
Je ne sais pas ce que tu as comme expérience de la méthode, en tout cas, je plussoie Bob :)

7. Le lundi, 8 juin 2015, 11:38 par Merome

Aucune expérience concrète de la méthode (des méthodes) Agile. Mais une curiosité "neutre" : à la fois tellement échaudé par toutes sortes de méthodes révolutionnaires qui ne fonctionnent que sur le papier (relire Pôle H) ou que si la Direction joue le jeu (ce qui revient au même), et à la fois conscient d'appliquer empirement et naturellement ce que préconise Agile.

Circonspect aussi de la manière dont le raid agile dont parle Matthieu est présenté : ça sent la manipulation moisie pour créer de la cohésion en déracinant l'équipe de son lieu de travail et en lui faisant croire que tout le monde il est beau. Dans un pareil contexte décontextualisé, je pourrais vous convaincre que le Cobol est le langage de l'avenir.

Bon, ça ne m'a pas empêché de vanter les principes Agile lors d'un entretien récent.

8. Le vendredi, 12 juin 2015, 09:37 par Bob

Pour etre honnete, j'avais le meme pressentiment que toi quand je me suis inscrit pour le Raid Agile. Vue de mon siege, la presentation sur le site faisait un peu bullshit bingo mais bon on me donnait le choix entre une formation a C++11 au bureau ou trois jours au vert :)

En pratique ca a vraiment ete une tres bonne surprise. Deux intervenants *tres* cales mais qui pour autant n'ont pas joue au gourou ni essaye de nous vendre leur soupe a tout prix ("Dans un contexte comme celui-la n'essayez surtout pas de faire du Scrum, vous allez vous cramer" (c) Clodio) et n'etaient meme pas toujours d'accord ("La, mon experience perso, c'est qu'il est en train de vous enfumer, ce qu'il dit ca ne marche pas" (c) Pablo).

Je ne dis pas que ca a revolutionne mon quotidien, mais j'ai rapporte pas mal de culture generale, de la lecture, une paire d'outils applicables immediatement a defaut de faire du 100% Agile et je vois une amelioration notable dans ma maniere de travailler.

Et puis oui accessoirement ca *a* fait du bien d'etre au milieu des arbres loin du boulot et des mails pendant trois jours. Au-dela du cote sympa d'avoir trois jours de verdure et de bonne bouffe (j'ai pris trois kilos, le traiteur Cevenol, ca tue) aux frais de la princesse, je pense sincerement que l'echange lors de la formation se passe d'autant mieux qu'on passe du temps hors-formation avec les intervenants et les autres participants - en l'occurrence musique, culture, tarot, jeux de societe. Et Jack Daniel's un peu aussi :)

Bref, je pense que l'Agile est effectivement pas mal galvaude et monte en epingle ces dernieres annees. Du coup cette formation-la en particulier est d'autant plus interessante pour acquerir de bonnes bases avec des personnes qui s'y connaissent vraiment.

9. Le samedi, 13 juin 2015, 10:52 par Merome

@Bob : Si on t'avait mis dans le même cadre vert pour te convaincre des intérêts du cycle en V ou de Merise, n'aurais-tu pas eu le même ressenti ? Deux mecs qui ont un peu de bagout, de l'alcool, des jeux, un peu d'activité physique à partager... Il manquait plus que des strip-teaseuses et de la coke pour te faire rêver au monde idéal, hors de toute réalité...

Mais je ne doute pas que tu en reviens différent, comme on revient de Koh Lanta un peu changé, je suppose :)

10. Le samedi, 13 juin 2015, 10:52 par Merome

Bon, à Koh Lanta, on perd plutôt des kilos !

11. Le lundi, 15 juin 2015, 13:27 par Bob

Honnetement, des formations bullshit en dehors de la boite ou on a essaye de me refourguer de l'UML, de l'architecture Itanium de l'efficacite personnelle ou que sais-je d'autre, parfois meme dans un cadre idyllique - voire meme alcoolise - j'en ai eu ma dose.

C'est aussi par comparaison avec celles-la que je maintiens d'autant plus facilement mon avis sur le Raid Agile comme etant une formation (tres) serieuse qui ne se prend pas (du tout) au serieux.

Pour te donner une idee, mon certificat "CSM" (Chataignes, Saucisson et Methodes Agiles) niveau Chataigne d'honneur, recu a la fin de la formation, est le seul que je trouve glorifiant d'afficher au bureau :)

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