Une fiction triste, sortez les mouchoirs.

Le jour se lève sur les immeubles en face. Ça fait combien de jours que je suis ici ? Je suis tout embrouillé depuis l'accident, mes idées s'emmêlent, les nuit succèdent aux journées toujours plus longues, je ne peux plus communiquer avec l'extérieur. Déjà, à l'intérieur, c'est pas brillant. J'ai à peine conscience de mes membres pourtant je les vois, mais ils ne répondent pas ou si peu. Des gens me parlent, mais je ne réponds pas non plus, ou si peu. Au début je déployais toute mon énergie pour faire un mouvement de tête, cligner de l’œil au moment opportun, mais c'était chaque fois mal interprété. J'ai cessé pour ne pas qu'ils deviennent tous fous comme je le suis.

Des gens qui se prétendent mes enfants viennent me voir. Au début, j'ai cru qu'il venait pour le vieux d'à côté, mais il ne semble pas les reconnaître non plus. Ils insistent sur leurs prénoms, rappellent des anecdotes qui les ont marqués mais qui ne me disent rien. Il y a un couple qui vient régulièrement, je ne sais pas si c'est mon fils ou mon gendre, ma fille ou ma bru. Parfois je crois reconnaître un visage, mais c'est le fils du vieux d'à côté, il est venu hier. Lui ne le reconnaît pas non plus. Nous formons une belle paire de demeurés, mais on n'est pas assez conscients pour s'en rendre compte et développer une connivence. À cet âge, et après un AVC, on ne développe plus rien du tout, on attend.
J'imagine leur peine, aux gosses, s'ils m'ont connu vif et alerte. S'ils se souviennent de moi, penché sur leur dos pour corriger leurs devoirs, de nos batailles d'oreillers le dimanche matin alors qu'aujourd'hui je n'ai qu'à leur proposer mon regard vide et mon corps froid et jaune.

Ma femme est partie avant moi, j'ai oublié comment, j'ai oublié quand, mais avant. Si elle arrivait, là, en face de moi, je ne la reconnaîtrais même pas. Pourtant elle me manque. Quand le soleil se couche derrière les immeubles d'en face, il me revient en mémoire une sensation dont les contours sont flous, les détails effacés, mais la brûlure intacte. Son corps à côté du mien, sa respiration qui rejoint la mienne dans le silence de la nuit. Combien donnerais-je pour une nuit, une nuit seulement, vivre à nouveau ce moment où nos yeux se ferment ensemble, apaisés, emportés par un sommeil qui guérit toutes les plaies et assemble toutes les âmes ? Une seule nuit comme ça et je pourrais partir en paix.

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