Ceci est une nouvelle de fiction. Tant pis pour vous.

Joseph pénétra dans la salle d'attente du professeur Berger-Martin où une dizaine d'autres patients attendaient déjà.
Depuis que le professeur avait décidé de participer au plan gouvernemental d'entraînement cérébral, il avait dû organiser son cabinet différemment et délimiter suffisamment d'endroits clos et équipés pour recevoir les patients pendant leur semaine de "soin" non-stop. Quelques mètres carrés suffisaient pour installer le lit, la chaise et l'écran dans chaque cellule semblable. Le confort y était spartiate mais aucun des patients ne semblait s'en plaindre, de toute manière, le programme était obligatoire.

Un chercheur en neurosciences, le professeur Calloire, découvrit deux ans plus tôt une méthode infaillible pour augmenter de façon rapide, régulière et permanente le quotient intellectuel des patients qu'il recevait.
Basé sur des exercices psychomoteurs s'adaptant au niveau du sujet, et en utilisant massivement la dopamine, l'hormone de la récompense, pour encourager le cerveau à poursuivre ses efforts lorsqu'il réussissait les tests, le programme d'entraînement cérébral utilisait également les phases de sommeil pour introduire de façon subliminale des notions de culture générale au patient.
En une semaine de traitement, vingt-quatre heures sur vingt-quatre, le quotient intellectuel augmentait d'environ vingt points, quel que soit le niveau de départ du patient. Et rien n'empêchait de répéter l'expérience jusqu'à obtenir le score maximum au test de QI et un niveau de culture générale plus que satisfaisant.

Très rapidement, l'armée et les pouvoirs publics se sont intéressés aux expériences du professeur Calloire et tout aussi rapidement, le secret-défense est venu couvrir la méthode devenue stratégique pour le développement économique du pays. En effet, lors d'une réunion ministérielle exceptionnelle, il fut décidé que l'ensemble de la population, en commençant par les plus défavorisés, considérés comme des poids morts pour le pays, recevrait des séances d'entraînement cérébral jusqu'à atteindre le niveau 120 du quotient intellectuel. Le plan fut baptisé "PEC" : Programme d'Entraînement Cérébal.
L'objectif était de former rapidement et durablement une main d’œuvre très qualifiée, et d'augmenter ainsi la productivité du pays à un rythme soutenu.
Prisonniers et chômeurs furent les premiers à être convoqués par leur médecin traitant, qui les orienta vers le centre d’entraînement cérébral le plus proche. C'est ainsi que Joseph, ancien ouvrier d'une quarantaine d'années, devenu chômeur suite à un plan social, se retrouva dans cette salle d'attente.

Lorsque le professeur Berger Martin lui intima l'ordre d'entrer dans sa cellule, il eût un mouvement d'appréhension. Il avait bien sûr entendu parler du programme national d'entraînement cérébral, et a priori, il n'y avait pas de risque pour la santé. Les premiers retours étaient même plutôt bons. Mais l'austérité de l'endroit lui parut plutôt de nature à empêcher tout progrès intellectuel. Il obéit néanmoins à l'autorité médicale et écouta les instructions de l'homme en blouse blanche qu'il ne reverrait pas de la semaine, sauf "en cas de problème", mais celui-ci ne détailla pas ce que pouvait être un problème.
Joseph devait observer l'écran et suivre les instructions, sans paniquer. Si les exercices s'avéraient trop difficiles, le programme s'adapterait à son niveau, et surtout s'il ressentait la moindre fatigue, il devait s'allonger sur le lit et dormir tant qu'il le pouvait. Il n'était pas rare de voir les patients dormir plus de douze heures par jour pendant la semaine d'entraînement, le sommeil agissant comme un "fixateur" des informations nouvellement acquises.
Des perfusions plantées dans ses bras le nourrissaient et délivraient la précieuse dopamine en quantité infinitésimales dans le sang. L'effet était immédiat et extrêmement motivant. Lorsque Joseph réussit son premier exercice, il sentit se déverser en lui un sentiment de bonheur incroyablement intense, proche de l'orgasme, mais sans la période de récession consécutive. Il enchaîna alors les tests, qui devinrent de plus en plus ardus. Il s'en rendait compte, mais l'attrait de la récompense était si fort qu'il redoublait d'ingéniosité pour parvenir au but.

Le sommeil le gagna rapidement après deux heures d'exercice seulement. Il lutta d'abord, espérant obtenir une dernière récompense avant le repos, mais il se rendit à l'évidence : son état de fatigue ne lui permettrait plus d'aller plus loin. Il s'allongea sur le lit en prenant soin de ne pas arracher ses perfusions, et ferma les yeux, emporté aussitôt par un sommeil lourd et profond.

Il se réveilla avec un appétit d'apprendre, encore et encore, et le désir de réussir. Il s'installa aussitôt sur la machine et reconnut un test sur lequel il avait échoué la veille. Il le trouva aujourd'hui trivial et en vint à bout en quelques minutes. L'hormone de la récompense parcourut ses veines et atteignit son cerveau dans un feu d'artifice incroyable. Il sourit et continua son travail. Pendant qu'il effectuait un calcul mental relativement complexe pour résoudre un des problèmes qui lui était posé, une idée germa dans son esprit. Sortie de nulle part, faisant référence à des connaissances insoupçonnées, il comprit le principe de l'électrolyse. Est-ce que cela faisait partie de ce qu'il avait appris à son insu pendant la nuit ? Il avait cru entendre dans ses rêves les échos d'une bande enregistrée qui lui répétait toujours les mêmes choses, sans que cela ne soit jamais désagréable.
Il enchaîna ainsi les phases de sommeil culturel et de réveil laborieux pendant sept jours. Le professeur Berger-Martin l'examina pour s'assurer qu'il pouvait le laisser sortir : tout était parfaitement normal.

À son retour à la maison, il ouvrit une lettre qu'il avait reçu pendant son absence. Un employeur qui avait pu vraisemblablement avoir accès au fichier national du PEC lui proposait un poste d'ingénieur et une rémunération correspondant au double de son dernier salaire en activité. Il chiffonna la lettre et l'envoya à la corbeille.
Il se trouvait maintenant dans un état d'esprit très particulier. Il porta un regard critique sur sa vie passée et dut admettre qu'il avait fait de mauvais choix. L'organisation même de sa maison lui semblait maintenant mal adaptée, très peu optimale. Il entreprit de faire un peu de rangement et de tri et lorsqu'il en arriva au salon, s'arrêta devant son téléviseur.
Depuis qu'il était au chômage, il avait passé un temps déraisonnable devant cet écran, à regarder des jeux télévisés et les actualités. Avant de prendre une décision définitive, il alluma une dernière fois sa télé et tomba sur le journal de vingt heures. L'animateur, qu'on ne pouvait décemment appeler un journaliste, lui parut insultant de bêtise. De raccourcis fallacieux en manipulations grossières, il enchaînait les sophismes destinés à endormir les téléspectateurs, ou à leur faire peur. À la fin du journal, éberlué, il éteignit après avoir entendu le programme de la soirée, confondant de stupidité.

Les semaines passèrent et Joseph ne ralluma plus jamais sa télévision. Il reçut d'autres propositions d'emploi mais les refusa toutes. Plusieurs de ses voisins ou amis qui n'avaient pas de travail avaient eux aussi suivi le PEC, ils se retrouvaient régulièrement chez les uns ou les autres, ou même dans le square pour discuter.
Leurs discussions ne portaient plus sur les mêmes thèmes. Les commentaires sportifs sur l'équipe de foot local avaient laissé place à des réflexions avancées sur le changement climatique ou l'économie mondiale. Presque aucun de ses amis n'avait accepté un emploi. Certains parlaient vaguement de monter leur propre entreprise, mais la plupart cultivaient un désarroi qu'ils peinaient à expliquer. C'était comme s'ils voyaient le monde à travers de nouvelles lunettes, et il n'était pas beau à voir.

Lorsque cent mille hommes et femmes eurent suivi le programme d'entraînement cérébral, la société bascula. L'organisation hiérarchique qui la tenait debout faisait maintenant l'objet d'un rejet massif et catégorique, non seulement de la part des patients ayant suivi l'entraînement, mais de la population toute entière, comme contaminée par le virus anarchique.
Les prises de conscience écologiques, sociales et politiques se multiplièrent dans toutes les villes et des groupes autogérés firent leur apparition. Les chaînes de télévision disparurent rapidement, faute de publicitaires pour les financer.
L'idée-même d'un gouvernement élu ne passait plus.
Les pays frontaliers observaient les événements avec angoisse, craignant que la fronde n'atteigne leur contrée. Lorsque le gouvernement fut renversé, et le secret militaire entourant le PEC levé, rien n'empêchait plus les autres pays de développer l'intelligence et la connaissance de leurs habitants, mais tous s'y refusèrent, car leurs dirigeants tenaient tous leur pouvoir de l'organisation hiérarchique qui leur permettait de dominer les plus faibles.

Néanmoins, rien n'arrête une idée dont le temps est venu disait Victor Hugo, et quelques scientifiques progressistes étrangers se sont emparés des recherches du professeur Calloire pour commencer en secret leur programme d'entraînement cérébral clandestin. La contagion intellectuelle fit le reste.
L'auto-organisation s'imposa comme modèle dans tous les pays, et les plans purement économiques des précurseurs du PEC n'eurent jamais le temps de voir le jour.

Commentaires

1. Le jeudi, 10 avril 2014, 15:33 par Nath

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