Une nouvelle nouvelle.

C'était en 2003, je crois. Il était huit heures moins le quart et j'étais au volant de ma 306 bleue, en direction du bureau. L'autoradio diffusait dans l'habitacle les analyses politiques et les nouvelles habituelles, j'y prêtais une attention toute relative.
Au loin, j'ai aperçu une voiture en face, la même que la mienne, une 306, bleue. Il faut dire qu'à l'époque, c'était un modèle assez courant. Quand elle est arrivée à mon niveau, machinalement, j'ai regardé à travers le pare-brise le visage du conducteur. Les reflets ne me permettaient pas de le voir distinctement et je n'étais décidément pas totalement réveillé ce matin-là. Mais à ma grande stupeur, j'ai cru me reconnaître derrière le volant !

Bien sûr, cela ne m'a choqué l'esprit qu'une fois la voiture dans mon rétro, j'ai sursauté et secoué la tête, comme pour me réveiller. Que venais-je de voir ? Ce visage, cette voiture, l'attitude que j'ai cru percevoir malgré la faible visibilité... C'était comme si c'était moi, dans ma voiture, mais dans l'autre sens.

Il n'y avait que deux explications possibles, et aucune ne me satisfaisait. Soit j'avais été victime d'une hallucination passagère, une projection de mon esprit pendant quelques secondes me faisant croire à l'existence d'un double. Soit j'avais croisé par hasard quelqu'un qui me ressemble dans une voiture du même modèle. Le temps que j'analyse ces deux propositions, j'étais arrivé à destination, en étant par ailleurs incapable de me souvenir du franchissement des derniers carrefours. Il m'arrivait régulièrement de conduire de façon presque inconsciente, comme un robot le ferait, si les robots savaient conduire.

J'ai fait un effort pour me souvenir avec précision de ce visage si familier. Mais j'étais perturbé par une autre image, bien incrustée dans ma rétine : celle d'un jeu vidéo auquel j'avais beaucoup joué pendant mon adolescence. Cela s'appelait Test Drive, sur Atari ST. Le jeu consistait à piloter des voitures de sport sur une route de montagne, et il fallait rallier la prochaine station service en un minimum de temps. C'est un souvenir très fort, car à cette époque, je jouais sur l'ordinateur en cachette, pendant que mes parents étaient à la messe. La concentration du jeu se mêlait au stress d'être surpris en faute. Aussi, les moindres détails du jeu, ses bugs, ses aspects rébarbatifs et les sentiments de frustration ou de victoire que j'avais ressentis en y jouant restaient intacts quinze années plus tard.
Et parmi ces souvenirs, il y avait ces fois où je percutais la voiture qui arrivait en face, le jeu se terminant par un gros plan sur l'autre conducteur et mon pare-brise qui se fendait, symbolisant la destruction de ma voiture, autant que ma défaite. C'est cette image qui me revenait, au lieu de celle, réelle, que j'avais cru voir tout à l'heure.

J'ai fini par ne plus y penser et il s'est écoulé plusieurs années avant que je ne repense à ce matin-là.
Suite à un coup de fatigue un peu sérieux, j'étais allé consulter mon médecin qui m'avait fait faire une prise de sang. À jeun et tôt le matin, je revenais du laboratoire d'analyses médicales dans ma 306 bleue qui était encore en bon état, c'était un samedi. Précisément à l'endroit où, quelques années auparavant, je m'étais croisé en partant au bureau, cette fois, je me rencontrais dans l'autre sens. La même voiture, avec le même visage familier à l'intérieur : le mien. J'ai regardé l'heure, il était sept heures quarante-cinq et mon double semblait partir au bureau ; il m'a jeté un regard ahuri en me croisant.
Bien sûr, je me suis souvenu de cette même scène que j'avais vécu à l'envers, ce qui m'a complètement déstabilisé. J'ai mordu pendant quelques secondes le bas-côté avant de me ressaisir. Je me suis arrêté sur un parking tout proche, et j'ai enfoncé mes doigts sur mes paupières pour faire revenir les images que je venais de voir. Ces vêtements, cette chemise que portait l'autre conducteur, c'était la mienne. Enfin, celle que j'avais en 2003 et qui était usée. Ce n'était pas quelqu'un qui me ressemblait, ni une hallucination : je me suis bel et bien croisé.
Aussitôt après avoir réalisé cela, l'image a disparu de ma mémoire, remplacée immédiatement par celle du jeu vidéo qui venait à nouveau me hanter. Mon cerveau était facétieux. Surtout le matin, à jeun, alors que je subissais ces derniers temps des coups de pompe assez prononcés.

J'étais donc capable de prévoir le futur. "Prévoir" au sens propre : voir à l'avance. Mais en aucun cas "prédire", ni "anticiper". Du coup, cette sorte de super pouvoir était parfaitement inutile et incontrôlable.
Évidemment, je n'ai osé en parler à personne. Ni à ma famille, ni à mon médecin, de peur de passer pour un fou. J'ai préféré garder ça pour moi, et essayer d'en savoir plus, de maitriser un peu mieux le phénomène. Mais s'il ne se produisait que tous les trois ou quatre ans, il allait me falloir beaucoup de patience.

Pendant quelques semaines, tout m'a semblé bizarre. La plus petite coïncidence me frappait l'esprit. Des détails me sautaient aux yeux, même s'ils n'étaient pas en lien direct avec le phénomène observé.
J'avais l'impression d'avoir très souvent des sentiments de "déjà vu". Ces scènes de la vie quotidienne qu'on a la sensation d'avoir déjà vécu une fois. Un sentiment très éphémère, quelques secondes au plus, et extrêmement frustrant car on ne pouvait rien en tirer d'utile.
Il y avait également ces chansons qu'on est en train de fredonner intérieurement et qui passent tout d'un coup à la radio, ou qu'un autre se met à chantonner ou siffloter, sans avoir pu vous entendre le faire auparavant.

Et bien sûr, à chaque fois que je passais sur cette route où je m'étais croisé deux fois, je prêtais une attention déraisonnable aux véhicules qui arrivaient en face. Mais ma vigilance était vaine, et tant que j'ai pris ce phénomène au sérieux, tant qu'il m'est resté bien en tête, je n'ai rien pu observer de tangible qui aille dans le même sens et me permette d'en dessiner mieux les contours.

Il s'est passé plusieurs mois entre le moment où j'ai arrêté d'y penser et le moment où... ça a recommencé. Encore une fois, j'étais en voiture, mais cette fois, à peine plus loin sur ce même trajet domicile-travail. Un léger brouillard gênait subtilement la visibilité tout en donnant un caractère lugubre au sous-bois que j'étais en train de traverser.
Une nouvelle fois, je me suis croisé, et je me suis regardé dans les yeux. J'ai tellement insisté sur ce regard, j'ai tellement voulu en savoir plus que j'ai fini le capot dans un arbre. Heureusement, je ne roulais pas vite. Je suis sorti aussitôt de la voiture et j'ai jeté un œil sur la route derrière moi, mais la voiture n'était déjà plus visible. Évanouie sans doute, dans le brouillard laiteux, elle avait disparu.

J'étais toujours suivi par un médecin pour ces problèmes de fatigue. La prise de sang n'avait rien révélé d'anormal, et la cure de vitamines ne semblait pas produire d'effet. Il m'a conseillé un enregistrement polygraphique du sommeil, que j'ai effectué dans l'hôpital le plus proche.
L'analyse des résultats a révélé des choses étonnantes : je souffrais d'apnées du sommeil. De temps en temps, pendant la nuit, ma respiration se ralentissait provoquant un réveil brutal dont je ne me souvenais pas toujours au réveil. Ces apnées étaient évidemment la cause de mes somnolences diurnes, puisque je ne me reposais pas la nuit. Et il était probable, selon les médecins, que je connaisse des phases d'endormissement brefs pendant la journée, qui me plongent dans un sommeil paradoxal immédiat...

Commentaires

1. Le jeudi, 23 septembre 2010, 21:03 par Lilian

D'enfer, ça m'empêche de dormir cette histoire...

J'adore l'ambiance "fantastique" (au sens propre), vivement la suite !

2. Le jeudi, 23 septembre 2010, 22:44 par Stef

Ton personnage a besoin d'un ventilateur a Pression Positive Continue, appareil au masque contraignant mais tres efficeca contre les apnées du sommeil.
Ca se loue.
En pharmacie bien sûr ! :)

Bon sinon la nouvelle est tres prenante, je dirais même que cette mise en bouche mérite une suite rapidement !

3. Le vendredi, 24 septembre 2010, 10:42 par Merline

tout pareil en ce qui concerne une suite que tu pourrais nous mitonner.

4. Le vendredi, 24 septembre 2010, 13:26 par agase

Ben... pourquoi une suite ?

Je trouve au contraire que ces nouvelles sont plus intéressantes quand elles n'ont pas de "réelle fin".

5. Le vendredi, 24 septembre 2010, 16:14 par Tassin

Merde Mérome, j'ai cru que tu parlais de toi jusqu'à ce que je lise les commentaires... prenante ta nouvelle ;-).
Moi aussi j'ai une 306 bleue :-D D'ailleurs si vous avez un pare choic avant en bon état... j'ai foutu la mienne dans un poteau l'hiver dernier et j'ai toujours pas trouvé la pièce!

6. Le samedi, 25 septembre 2010, 01:40 par Stef

@agase

Sans le dernier paragraphe ça pouvait rester en l'état, mais les détails du dernier paragraphe et les ... semblent appeler une suite ?

7. Le lundi, 27 septembre 2010, 14:02 par Nanouche

Rooo j'adore !!!! Tu peux pas nous laisser comme ça... sans suite !!!

Ajouter un commentaire

Les commentaires peuvent être formatés en utilisant une syntaxe wiki simplifiée.

La discussion continue ailleurs

URL de rétrolien : https://merome.net/blog/index.php?trackback/720