...Mais rien ne vaut la vie

Un de mes oncles a rejoint l'autre rive hier, et j'aimerais lui rendre un dernier hommage. Je me suis souvenu d'un article du blog que j'avais écrit en m'inspirant un peu d'une partie de sa vie. Je me permets de le recopier ici en ayant une pensée pour sa famille et ses amis :

La boîte jaune

Gabriel était facteur. Il avait passé le concours des Postes et l'avait réussi. Après plusieurs années dans la capitale à apprendre le métier, il était revenu dans sa province natale, en Dordogne. Affecté dans un petit bureau de poste d'une dizaine d'employés, il effectuait la même tournée depuis vingt ans, chevauchant par tous les temps un vélo aux sacoches lourdes de bonnes et de moins bonnes nouvelles.
Sur sa tournée se trouvait la ferme de son père, auquel il rendait visite, de fait, très régulièrement. Il lui apportait son courrier quotidien et une ou deux fois par semaine, acceptait une bière fraîche avant de repartir. Son père était veuf, à la retraite. Il habitait un hameau reculé composé de quelques maisons seulement, comme il y en avait plusieurs sur la tournée de Gabriel.

Partout où il passait, Gabriel s'efforçait d'apporter un contact chaleureux et convivial aux habitants. L'uniforme, le vélo, le fait d'apporter des nouvelles dans ces zones hors du temps, lui donnait une prestance et un rôle social qui allait bien au-delà du service public qu'il rendait. C'était une figure. On attendait son passage. On s'inquiétait de ses retards, qui étaient pourtant réguliers et inévitables : la distribution des lettres n'est jamais régulière.

Gréviste encarté CGT, puis SUD, il fut pendant toute sa carrière l'objet des moqueries des ses frères et ses sœurs, tous partis à la ville travailler dans le privé, ou artisans à leur compte. Une famille qu'il voyait au demeurant assez peu, depuis que sa mère était décédée. Un repas familial traditionnel et annuel, l'occasion de voir comme ses neveux et nièces ont grandi, et de se balancer des slogans à la figure, entre la poire et le dessert, quand les idées ne sont plus tout à fait en place, et la retenue plus tout à fait de mise.

Dans les années 90, son vélo fut remplacé par une mobylette. Il troqua sa casquette contre un casque beaucoup moins classe, et gagna quelques patelins supplémentaires à desservir en cartes postales et factures diverses.
Sa mobylette tombait régulièrement en panne, et il partait de plus en plus tard du bureau de poste, suite à une réorganisation des tournées qui défavorisa nettement les zones non denses. Parallèlement, les habitants devinrent de plus en plus exigeants, notamment sur les horaires et les délais. Il avait beau leur expliquer qu'il n'était pas à l'origine des erreurs de tri, ni responsable des pannes moteur, il perdit petit à petit la confiance des gens et leur contact amical.

Lorsqu'il prit sa retraite, la peau usée par les intempéries et le sommeil déréglé par trente sept ans de réveil-matin strident, il fut remplacé par un jeune contractuel, en voiture, qui resta quelques mois. Puis un autre, pour l'été, et encore un autre ensuite... Les petits jeunes étaient très appréciés des habitants, pour leur ponctualité et leur dynamisme. Et puis, ils distribuaient même les colis.

Le père de Gabriel mourut peu de temps après. Son enterrement fut la dernière occasion pour lui de voir ses frères et ses sœurs, et de s'engueuler avec une dernière fois. La politique...

Un jour, profitant des beaux jours et de sa retraite, il enfourcha son vieux vélo de postier que les collègues lui avaient offert à son pot de départ. Il refit sa tournée d'antan, et constata à quel point les choses avaient changé. Les vieux hameaux jadis à l'abandon s'étaient enrichis de lotissements plein de maisons neuves accueillant des familles trop pauvres pour habiter à la ville, mais trop riches pour rester en location. La vieille ferme de son père avaient été retapée avec un total mauvais goût, son nouveau propriétaire mettait la dernière main à une véranda dont il semblait particulièrement fier. Les champs où il jouait, petit, avec ses frangins, aux cowboys et à la guerre, avaient été investis par une salle des fêtes et un terrain de tennis, visiblement peu utilisés.

Au détour d'une ruelle peu fréquentée, il retrouva une vieille "boîte jaune" qu'il avait si souvent relevée dans sa carrière. Elle était d'un autre âge, toute rouillée, comme lui, se dit-il en se plaignant de ses articulations. Il s'approcha de la boîte, qui l'intriguait, et mit machinalement la main à sa poche, qui était vide. Il fouilla alors au fond des sacoches de son vélo, et en extirpa une clé. Délicatement, il ouvrit la boîte, comme on ouvre un trésor, et à sa grande surprise, y découvrit une dizaine de lettres. Il regarda l'heure sur sa montre, puis l'heure de la levée sur la boîte, qui était encore à peine lisible.
Machinalement encore, il effeuilla doucement les enveloppes, et s'aperçut que certaines d'entre elles étaient affranchies avec des timbres de son époque, ceux que l'on collait avec la langue. Sur l'une d'elles, même, il put lire son adresse... et l'écriture de son père.

La boite n'avait visiblement pas été relevée depuis des années. Oubliée là, peut-être depuis qu'il était parti en retraite ? Il mit les lettres dans sa sacoche, en se promettant d'aller les porter à la Poste dès que possible, puis il s'assit dans l'herbe et observa cette enveloppe qui lui était adressée.
C'était bien l'écriture de son père. Il n'y avait que quelques lignes, mais qui suffirent à arracher des larmes au vieux postier. Peu de temps avant sa mort, son père avait tenu à le remercier de ses visites quotidiennes, alors qu'il faisait sa tournée. Il déplorait l'attitude de ses autres enfants, dont il n'avait, lui non plus que très peu de nouvelles. Il lui demandait aussi, à demi-mots, s'il pouvait passer de temps à autre pour boire une bière comme dans le temps parce qu'il ne voyait plus personne.

Le facteur resta immobile quelques instants, il regarda autour de lui des arbres qui l'avaient vu grandir, certains qui avaient vu grandir son père, sans doute. Il se souvint de ce jour où son père prit le temps, pour la première fois, de jouer avec lui au ballon dans la cour. Il avait quinze ans, son père venait juste de prendre sa retraite. Il se dit que le temps passait décidément trop vite et que les pères n'en avait que trop peu à consacrer à leurs enfants.

Commentaires

1. Le samedi, 28 mars 2009, 13:03 par Le Monolecte

Un bien beau texte qui mérite d'être lu.
Mes rurales pensées vont vers toi :-)

2. Le samedi, 28 mars 2009, 17:54 par Nobo

La campagne française c'est pas trop mon truc, mais voilà un très bel hommage au tonton défunt ! Et toujours ce blues du temps qui passe, un invariant anthropologique...

3. Le samedi, 28 mars 2009, 19:14 par biojm2

Magnifique tableau de l'évolution des campagnes qui ont souvent perdu leur âme et d'un métier quasiment disparu tel qu'il est montré.
Un enfant de la campagne

4. Le dimanche, 29 mars 2009, 09:10 par Odile

"La campagne perd son âme"... J'ai lu ce commentaire hier en rentrant du cinéma, où je venais de voir "La Vie Moderne" de Raymond Depardon.

On assiste à la mort d'un mode de vie, dans des paysages somptueux. Ceux qui s'accrochent encore - souvent héros malgré eux - font figure de "derniers des Mohicans", et c'est poignant. Mais par ailleurs, la rigidité de certains archaïsmes fait froid dans le dos.

Je me suis surprise à trouver une lueur d'espoir dans le tracteur rutilant conduit par le plus jeune de ces agriculteurs de montagne. Et je me suis demandé si les résidences secondaires qui viennent s'installer dans les hameaux déserts sont synonymes de renaissance, ou de déchéance finale. Ne me lynchez pas, s'il vous plaît !

5. Le dimanche, 29 mars 2009, 23:31 par Stef

Tres bel article que j'ai relu avec plaisir, mes amicales pensées a toi a ta famille Merome.

La vie a la campagne existe toujours, je rassure ceux qui en doutent. ;)

6. Le lundi, 30 mars 2009, 23:18 par Carole

Magnifique, très bel hommage

7. Le mercredi, 1 avril 2009, 16:58 par YG

Merci - au 5 juillet - cousic@lement - Yves

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