Sur la root...

J'exerce un métier formidable. Informaticien. Tout le monde en rêve. Les filles arrachent nos vêtements dans la rue. Sexys et intelligents, mystérieux et charismatiques, la crème de l'élite intellectuelle du pays.

Certains jours, l'informaticien se retranche en salle machines pour une opération commando. Et là, ce n'est pas beau à voir.
Aujourd'hui était pour moi l'une de ces journées où le soleil n'existe plus. Enterré au troisième sous-sol d'un bâtiment de verre, mais dans une pièce sans fenêtre aucune, climatisée à 8°C, dans le vacarme des ventilos et le clignotement des leds.

Objectif du jour : déplacer une douzaine de serveurs et les faire tenir au chausse-pied dans 6m² absolument pas prévus pour ça, pour cause de travaux imminents dans l'autre pièce.

Les serveurs gisent au milieu d'un plat de spaghettis gris fait de câbles réseau enchevêtrés, le capot ouvert ; les souris et les claviers jonchent les écrans, et éparpillent leur propre câble derrière un improbable plan de travail dressé à la hâte il y a déjà plusieurs mois. Incontestablement, l'installation a vécu.
Il faut d'abord reconnaître chaque serveur, et suivre les méandres des câbles qui le relient à tout le reste. Pour simplifier les choses, chaque serveur porte un nom qui identifie immédiatement son utilité : "srvcdm", "P2000", "srvchilli", ... et tout est correctement étiqueté pour que chacun y trouve ses petits. Enfin, presque, celui-là a été installé à l'arrache et on n'a pas eu le temps de l'étiqueter. Et puis celui-là, il était bien étiqueté, mais entre temps, il a changé de mission. Un autre a été déménagé d'une autre structure, où ils procédaient autrement, et puis bien sûr, celui-là a été mis en place par un stagiaire qui n'a rien documenté, et il est un peu capricieux au reboot.

A part ça, déménager des serveurs, c'est simple, on les éteint, on les déplace physiquement, on rebranche ailleurs et paf, ça marche. Enfin, presque. Déjà l'ordre est important, ainsi que le temps d'extinction de chacun. Derrière, une armée d'utilisateurs prêts à bondir avec leurs machettes menacent de guerre thermonucléaire globale s'ils ne peuvent pas consulter le site de La Redoute.
Ensuite, tout doit être branché, mais en respectant l'architecture réseau en place, ce qui n'est jamais totalement simple.

- Bon, on va déjà remettre les VLAN (prononcer "vélane"), je me connecte sur le port série du switch pour accéder à l'interface d'admin

Oui, l'informaticien, dans l'intimité, parle une autre langue. Seuls ses collègues font semblant de le comprendre.

- T'arrive à pinguer le 114.253 ?
- Ouais, ça pingue, mais le ssh marche pas.
- Merde, c'est le firewall qui forwarde pas le port 22
- Attends, je me connecte sur le firewall pour voir ce qu'il forwarde
- Mais non, c'est le firewall de tête

Kamoulox...

La matinée se passe étonnamment bien, la moitié des serveurs ont migré dans leur nouvelle maison, le scintillement de leur led verte semble indiquer qu'ils s'y plaisent bien. Ça fait plaisir à voir. Petite pause déjeuner au Resto U du coin. Frites. Je me demande même pourquoi ils s'obstinent encore à faire des légumes.
La pause est l'occasion de s'évader un peu, et de retourner à une vie normale.

- T'as fait des maths pour l'info, toi, pendant tes études
- Ah ouais, algèbre de Boole, tout ça, et puis les méthode de résolution...
- Ouais, euh... Modus ponendo ponens, modus tollens, tout ça ?
- Voilà, ha ha ha

On rigole bien entre nous.

Après la pause, on attaque du lourd, des serveurs sans qui le monde ne peut plus tourner correctement. On sent d'ailleurs la rotation terrestre qui hoquette quand on bouge la souris un peu trop vite.
L'espace se réduit, les tours s'empilent les unes sur les autres, le plat de spaghettis se rematérialise à un nouvel emplacement. Heureusement, on a méthodiquement tout étiqueté. Avec une dymo. Un truc qui imprime des petits autocollants, on les met sur les extrémités des câbles, ça fait joli. Sauf que là, la dymo, elle a bourré, à un moment. Vingt minutes pour la remettre en état de marche. Pff.

La fatigue arrive, avec l'envie de prendre une faux et d'en finir avec ces satanés câbles réseau qui s'emmêlent. Pour cette paire de serveur qu'on ne gère habituellement pas, il nous faut imprimer la doc qu'on nous a gentiment laissé, avec les mots de passe et les explications dessus. Après plusieurs heures à faire des pirouettes informatiques de haute voltige, à se manger des lignes de commande en mode console pour constater que tout marche, à vérifier des ps -aux | more et des iptables -L absolument abscons, nous voilà comme trois cons d'utilisateurs devant une imprimante qui n'imprime pas.
Obligé d'aller imprimer ailleurs, pas moyen. Une demie-heure de cramée !

N'empêche que jusqu'ici tout va bien. Il est 16h00, ça fait 7 heures qu'on se les pèle dans le bruit, avec pas un endroit décent pour s'asseoir, les yeux explosés par l'éclat des lettres blanches dans les fenêtres noires de l'utilisateur root. On attaque un autre serveur sensible. Il pèse une tonne. Il est pas à nous. Il y a plus de place pour le mettre. On est crevés.

Bon, cette fois, y a plus de place, faut trouver une solution. Il faut ajouter un étage à la table. Il y a là une sorte de caisse bleue, en bois, qui ferait juste la bonne taille, mais c'est un cube auquel il manque deux faces. Une fois posée sur la table, les serveurs seraient trop au chaud à l'intérieur, il faudrait faire une ouverture au fond, ne serait-ce que pour passer les câbles.
Dans la trousse à outils du parfait administrateur réseau, point de scie, ni même de perceuse. Des vis des pinces, des clés à la rigueur. Mais c'est tout. Alors allons-y avec la pince multi-prise, comme des sauvages. On déchiquète 5 cm² de bois, péniblement. Et puis on remarque, sous la peinture bleue, des reliefs formés par des vis. En fait, il suffit de dévisser le tout pour avoir une magnifique table, certes bleue, mais exactement ce qu'il nous faut. On se colle à trois sur les 6 vis qui tiennent la boîte debout. Un à la visseuse, l'autre au tournevis, le troisième à la pince.
Une fois tout dévissé, ça tient toujours. La peinture colle le tout ensemble.
A cette heure avancée de la journée, pas de quartier : un grand coup de saton dans le fond de la boite, qui dégage à trois mètres de là. Satisfaction du travail accompli. Proprement !

On fait venir l'administrateur pour qu'il nous éteigne la machine. Il est d'une humeur massacrante. Pas prévenu de la manip. Pas pu prévenir ses propres utilisateurs. Il est déjà tard pour s'attaquer à sa machine. Il est pas content d'être là.
On déplace son monstre, avec l'onduleur associé qui pèse douze tonnes, on branche tout le merdier, on allume, et ...

Piouuuu.... (bruit caractéristique d'une trentaine de machines qui s'arrêtent exactement en même temps).

Tout s'est éteint. Notre dizaine de serveurs déjà déplacés, les switchs sur lesquels ils étaient branchés. Tout. Tout le réseau est tombé. Faut dire qu'il y avait un gros paquet de serveurs et autres machines branchés sur une même série de prises. Ça a disjoncté.
On avait pris soin de bien arrêter chaque machine proprement, de tout bien faire dans les règles de l'art, et paf, en une action malheureuse, c'est l'extinction sauvage et destructrice, l'apocalypse.

On enlève l'onduleur (de merde) qui a causé le problème, on va rechercher une rallonge de 30 mètres pour se repiquer dans la pièce d'à côté, on rebranche tout et on croise les doigts pour que la moitié des disques durs n'aient pas pris un jeton mal placé.
Tout semble repartir correctement, le gars passablement excédé nous annonce qu'il a pas de réseau. Il va pas nous faire chier avec son réseau celui-là ! Il est 17h00, sa (putain de) machine nous a anéanti le travail de la journée, et voilà qu'en plus, il a pas de réseau.

Et c'est reparti pour des tests dans tous les sens, des lignes de commande à n'en plus finir, des reboots pour voir si ça va mieux, ça va pas mieux. Est-ce que t'arrives à pinguer le proxy ? Non, mais j'ai du réseau...

Finalement, c'était la config du switch qui n'avait pas été sauvegardé. Tous les VLAN à retaguer pour chaque port. A moins que ça ne soit l'inverse. Moi le réseau de toute façon j'y comprends rien.

17h50, après 8h de bons et loyaux services, la salle serveur est presque entièrement déplacée et nous presque entièrement lessivés.
Une fois à la maison, pour me vider l'esprit, et ne pas m'endormir avec des leds oranges qui tournent en boucle dans ma tête, je me dis, tiens, je vais bloguer sur ma journée.

J'allume l'ordinateur...
- Tiens, j'ai pas d'internet
- Merde, c'est encore la Neuf Box qui a perdu la synchro
- Est-ce que j'arrive à pinguer google ?
- A moins que ça soit la borne wifi qui soit down, je me connecte en admin, je la reboote

Power down...

Commentaires

1. Le mercredi, 13 février 2008, 22:37 par Bob

"Piouuuu" :) :) :) Quel informaticien n'a jamais vécu ce genre de moment ? C'est aussi là qu'on se rend compte, par soustraction et retour au silence, du bruit que font ces satanés engins.

2. Le mercredi, 13 février 2008, 22:57 par Looping ou Arnaud

Enfin, tu viens de vivre une vraie journée d'informaticien ! Enfin, une journée comme je les vivais parce que maintenant, c'est vraiment plus cool. T'inquiète, demain, je viens à la rescousse pour faire un peu le chef ;)

3. Le jeudi, 14 février 2008, 04:53 par cultive ton jardin

J'y connais vraiment rien, mais rien que de te lire, je suis é-pui-sée!

4. Le jeudi, 14 février 2008, 08:12 par Bob

En tout cas, ça doit te changer des réunions...

5. Le jeudi, 14 février 2008, 14:25 par Stef

Héhé ça me rappelle les week-end de LAN mais en puissance 10.

- Je vous voit pas sur le réseau ?
- Essaie de pinguer l'IP de mon poste
- Euh...ouais....
...
...
... je trouve ça où ??
- ben directement a l'invite de commande ! (-tout bas- boulet)
- ça marche pas.

1 heure plus tard...

- mais ton cable RJ45 était pas branché grosse tache !!!
- mon cable quoi ? :)

On a un peu l'impression d'être un informaticien niveau 1 dans ces moments ;)

6. Le vendredi, 15 février 2008, 21:20 par ychamm

très sympa se petit article !!
et il est vrais Stef que les week-end de LAN ressemble toujours à un moment ou un autre à ça^^

7. Le samedi, 16 février 2008, 19:47 par Filou

"Non, m'ai j'ai du réseau..."

ouch, tu devais vraiment etre crevé Merome :) dsl j'ai pas l'habitude de les relever mais elle m'a sauté aux yeux celle-ci ^^

sinon pour la petite histoire, j'ai aussi eu une grosse journée : levé 4h30 pour prendre le train Grenoble-Paris de 6h01. (sans compter les 55 minutes de transports en commun pour aller à Enghien)
Puis re le même circuit à partir de 19h15 pour arriver à minuit à Grenoble après 3 heures de train + 30 minutes à poirautter Gare de Lyon car les portes du TGV ne fermaient plus...

On devrait demander à établir une Journée Nationale "De Merde" à la mi février je trouve... ah non merde ça existe déjà... le 14 :-(

8. Le samedi, 16 février 2008, 21:09 par Merome
Filou : merci pour la faute, j'étais vraiment crevé. C'est corrigé.
9. Le dimanche, 17 février 2008, 12:31 par Stef

Mode mauvaise foi ON: J'avais vu la faute aussi mais je pensais que c'était aussi du langage d'informaticien ! :)

PS : Le captcha (a vos souhaits) anti-spam bloque toujours si le résultat doit être zéro, sale bête !

10. Le mercredi, 20 février 2008, 16:11 par Gaille

Tirer des cables ou pisser des lignes, c'est un choix de vie... :)

Ajouter un commentaire

Les commentaires peuvent être formatés en utilisant une syntaxe wiki simplifiée.

La discussion continue ailleurs

URL de rétrolien : https://merome.net/blog/index.php?trackback/408