Pas que du net

Je découvre avec beaucoup de retard les conférences de Benjamin Bayart. Je vous en ai déjà parlé en octobre dernier quand j'ai passé Merome.net sur un serveur auto-hébergé à la maison, suite à au visionnage de la conférence "Internet libre ou minitel 2.0".

Ce militant pour les libertés fondamentales n'a pas son pareil pour expliquer les enjeux du numérique, ses impacts sur la société, les risques et les moyens d'échapper aux fichages, flicages, privatisations de tout ce qui bouge.
Ses nombreux exemples et analogies avec le "monde d'avant" permettent à tout un chacun de comprendre pourquoi on est en train de faire n'importe quoi avec ce formidable outil qu'est internet. Il passe une bonne partie de ses conférences à remettre à l'endroit des définitions qui ont été usurpées, et à corriger nos défauts de vocabulaire.
Par exemple, il insiste sur le fait qu'une œuvre ne tombe pas dans le domaine public, elle s'y élève. En revanche, elle peut tomber dans l'oubli. Je suis friand de ce genre de précisions sémantiques car elles sont particulièrement éclairantes.

Je n'ai pas encore écouté l'intégralité des propos publics du bonhomme et je ne doute pas qu'il y ait encore quelques perles de ce genre à découvrir. Mais je crois constater qu'il ne parvient pas à dépasser l'horizon de l'internet pour développer sa pensée. Au sens premier du terme, il n'est pas radical (il ne prend pas le problème à la racine). Car si la neutralité du net est assurément un objectif louable, pourquoi s'arrêter au net ? Plus exactement : un internet neutre a-t-il un quelconque intérêt si la monnaie n'est pas neutre, et pire : si le système politique lui-même n'est pas neutre ?

Prenons un exemple typique de Benjamin Bayart pour illustrer le problème de la neutralité du net :

Orange est à la fois fournisseur d'accès à internet et actionnaire principal du site Dailymotion. Dailymotion est en concurrence directe avec Youtube, et Orange a donc un intérêt direct à ce que Youtube fonctionne mal pour ses abonnés. Ils se tourneront ainsi plus volontiers vers Dailymotion chaque fois que c'est possible.
Et il complète cet exemple par une analogie avec un autre réseau que les gens connaissent un peu mieux : le réseau électrique. C'est comme si la machine à laver de marque Laden ne pouvait pas fonctionner correctement sur le réseau électrique d'EDF, parce que EDF est actionnaire de Whirlpool (par exemple).

L'argument est puissant, il est même imparable. Un réseau, que ce soit le réseau d'eau, d'électricité ou internet n'a pas à être sélectif, ou s'il l'est, ce doit être parfaitement connu et public. EDF ne fournit pas un abonnement de 6kW seulement pour du chauffage électrique. Si je veux brancher une chaudière fuel sur ma prise EDF, je peux le faire.

La neutralité de la monnaie

La monnaie n'est pas un réseau, c'est un outil. Pour autant, il me paraît tout aussi essentiel qu'elle soit neutre, c'est-à-dire que personne ne soit favorisé ou lésé par son simple usage, puisque cet usage est rendu obligatoire par la loi. Il me semble même que cette neutralité là prime sur celle du net, parce qu'elle est d'un niveau supérieure. La neutralité du net dépend de celle de la monnaie.
Comme je l'ai déjà expliqué des dizaines de fois ici, ce sont les banques privées qui sont à l'origine de la création monétaire. Lorsque vous faites une demande de crédit, elles acceptent ou refusent de créer l'argent correspondant selon des critères qui leur sont propres, des critères éminemment privés. Par ailleurs, si elles daignent accéder à votre demande, elles se rémunèrent sur le simple usage de cet argent, par le biais des intérêts qu'elles vous demandent.

Prenons un exemple "à la Benjamin Bayart" pour illustrer ceci :

La banque "le Crédit Populaire" offre à la fois des crédits à ses clients et investit massivement dans la construction de centrales nucléaires. Le développement des énergies alternatives est en concurrence directe avec le nucléaire, et donc le "Crédit Populaire" a un intérêt direct à refuser ma demande de financement pour un projet de développement des énergies alternatives.

Autre exemple, qui pose un autre problème :
La "Banque Agricole" dispose de centaines d'agences sur le territoire et constate un engouement soudain pour les projets mettant en œuvre du solaire thermique. Avant que ne se déverse sur cette niche des millions d'euros d'argent frais, la "Banque Agricole" a tout le loisir d'investir préventivement dans les entreprises du domaine et profiter ainsi de ce qu'on appelle communément un délit d'initié. Et bien sûr, la banque se paiera grassement sur chaque projet grâce au prélèvement des intérêts sur chaque financement.

Si l'on prend un peu de recul et qu'on examine un tel système au niveau macroscopique, les conséquences sont évidentes : les acteurs les plus proches de la source de création monétaires (les banques privées) vont peu à peu s'accaparer toutes les richesses. Toute nouvelle richesse ne pouvant voir le jour qu'avec l'assentiment des banques privées, et avec un prélèvement de leur part, l'ordre des choses ne peut que difficilement être bousculé.

La neutralité de la démocratie

Prenons encore un peu de hauteur et voyons ce qu'il faudrait faire pour s'attaquer à la fois à la neutralité de la monnaie et à celle du net. La réponse est évidente : une intervention politique. Et Benjamin Bayart l'a bien compris puisqu'il passe son temps à rédiger des prototypes de textes de lois, et à organiser le lobbying auprès du personnel politique.
Ce qui semble lui échapper (mais peut-être va-t-il me contredire s'il tombe sur cet article, et j'en serais ravi), c'est que la démocratie elle-même est dévoyée. Elle n'est pas neutre parce que l'élection n'est pas neutre.
Là encore, je ne vais pas développer ce sujet dont j'ai déjà tant parlé et d'autres avant et mieux que moi. Mais si je m'adresse aujourd'hui aux geeks qui ont bien compris l'intérêt et la centralité de la neutralité des réseaux, il faut que j'essaie de faire une analogie qui leur parle.
L'élection, comme mode de sélection de nos représentants est un processus buggué. Mais attention, c'est un bug très fin, de ceux qu'on ne détecte pas à la compilation, ni même sans une relecture précise et appliquée de l'Histoire et un peu de bon sens.
L'Histoire nous enseigne en effet que l'élection est une méthode de sélection aristocratique, par définition. Et que ce n'est qu'au début du XIXème siècle que l'on s'est mis à confondre élection et démocratie. Le suffrage dit "universel" n'est utilisé que pour désigner des représentants qui décident tout à notre place, en notre nom, et sans aucun compte à rendre. Si l'élu a des comptes à rendre, c'est à celui qui le fait élire, et contrairement aux idées reçues, ce n'est pas l'électeur, mais __celui (ceux) qui finance(nt) sa campagne.
Si l'on remet à l'endroit tout cela, tout devient limpide : si nos hommes politiques ne se pressent pas pour nous rendre la monnaie (neutre) et pour assurer la neutralité du net, c'est parce qu'ils ne travaillent pas pour nous, mais pour ceux qui ont l'argent, la puissance médiatique nécessaire pour les faire élire.

S'attaquer à la neutralité du net quand la neutralité de la démocratie n'est même pas assurée, c'est prendre les choses par le mauvais bout. Si à force de lobbying, nous obtenons des avancées dans ce domaine, soyons sûrs qu'elles seront effacées par le prochain gouvernement ou le suivant, comme la loi de 78 sur le croisement des fichiers a été détricotée par le gouvernement Jospin de 1997-2002. C'est une guerre perdue d'avance.

En revanche, je crois que cette croisade pour la neutralité du net a un effet pédagogique indéniable. Si tous les geeks se mettent à comprendre que nous ne sommes pas (encore) en démocratie, et se mettent en tête de vouloir appliquer au monde réel les mêmes principes que ceux qui régissent Internet et le monde du logiciel libre, alors nous sommes sur la bonne voie.

J'exhorte tous ceux qui militent pour la neutralité du net, pour le logiciel libre, les Framasoft, les Quadratures du net, les FDN, les partis pirates... à s'intéresser de très près aux questions de démocratie et de monnaie qui sont encore plus centrales que ce qu'ils croient être aujourd'hui central.

Commentaires

1. Le jeudi, 1 janvier 2015, 10:44 par Galuel

Excellent post !

Je dirais à propos de :

"La monnaie n'est pas un réseau, c'est un outil"

Le système monétaire est bien un réseau, on parle bien du "réseau bancaire", et concernant bitcoin ou OpenUDC/uCoin il s'agit là aussi de réseaux.

Ces réseaux sont comparables au réseau d'eau, et la nature de la structure de ce réseau détermine où l'eau va pouvoir être utilisée ou pas, et à quel débit. Ce qui est très comparable au net sur cet aspect, et révèle bien le sens du post qui est ce point aveugle qui consiste à ignorer la nature, la cause et les effets relatifs au code monétaire choisi.

Olivier Auber diffuse son "manifeste pour une alternative monétaire P2P" http://www.creationmonetaire.info/2...

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