Un peu de philosophie politique.

Mon dernier article et une discussion riche d'enseignements avec une paire d'amis m'ont conduit à faire le point sur la question de la démocratie d'une façon nouvelle qu'il ne me semble pas inutile d'exposer ici.

À la base, il y a un questionnement légitime bien que très philosophique : peut-on dire que la démocratie (réelle) est meilleure que tout autre système politique ? Et si oui, pourquoi et comment arriver à cette conclusion ?

Besoin des autres
Je pense qu'il faut commencer la réflexion par ce bout-là : nous avons, tous, besoin des autres pour assurer notre survie. Je dis bien notre survie. Je ne connais personne autour de moi qui serait capable de subvenir seul à ses propres besoins. L'autonomie alimentaire, à elle seule, demande qu'on y consacre une bonne partie de son temps, et nécessite une surface cultivable importante que peu de gens seraient capables d'exploiter aujourd'hui. En considérant que cela est malgré tout possible, se loger, se vêtir, pour ne parler que des besoins les plus fondamentaux demandent aussi des compétences propres et du temps, si bien qu'il ne me semble pas totalement exagéré d'affirmer que l'Homme, au contraire de pas mal d'animaux, a besoin de ses semblables pour vivre. Et il me semble encore plus évident de dire que c'est PARCE QU'IL a su composer avec ses congénères, qu'il peut aujourd'hui se complaire dans un luxe relatif, qu'on serait bien incapables de quitter sans chagrin. Ce qu'on appelle faire société

Tous les mêmes, et tous différents
Rassemblés par ce destin funeste qui nous oblige à vivre avec les autres, et même pire : avec des personnes d'un autre sexe, force est de constater néanmoins que nous ne sommes pas tout à fait semblables. Il y a des hommes et des femmes, des grands, des maigres, des beaux, des moches, des qui savent faire des nœuds de cravate, d'autres qui savent changer une roue, parler en public ou écrire des livres.
Pour que tout ce petit monde parvienne à vivre ensemble sans que les plus musclés écrasent les plus faibles, ou bien que ceux qui détiennent la bouffe affament les autres, il faut convenir d'un règlement, de limites à ne pas dépasser pour que l'espèce humaine elle-même puisse perdurer.
Merci à tous ceux qui ont quelque chose à objecter à cette dernière phrase (du genre : "mais pourquoi considérer que l'Homme doit continuer d'exister ?") d'aller se suicider ailleurs que sur mon blog, je ne m'adresse qu'à ceux qui sont un tout petit peu soucieux de leur propre vie et de celle de leurs proches.
Des règles du jeu à définir, donc, et des décisions à prendre pour rechercher l'intérêt général. Mais qui peut bien se charger de cette tâche ? Qui est légitime pour le faire ?

L'autonomie politique
Puisqu'il n'est pas de façon objective de définir qui est le mieux placé pour écrire les règles et ce qu'est l'intérêt général, chacun n'ayant qu'une vision parcellaire de la globalité, il n'existe qu'une façon de trancher le débat : tout le monde doit participer à la validation des règles. Tout. Le. Monde.
La notion de représentant, en politique, est un oxymore. Vous ne trouverez pas une seule personne en ce bas-monde, pas même votre frère jumeau ou votre épouse, qui ait exactement la même opinion que vous en toutes choses. Qui que vous choisissiez, il n'est pas vous. Même en partageant l'essentiel de vos préoccupations, en ayant le même métier, le même salaire, les mêmes hobbies, il existe des différences.
Confier votre pouvoir de voter les règles à un autre, c'est abandonner votre pouvoir de le faire vous-même et prendre le risque d'une déformation du mandat que vous lui donnez. Même s'il est honnête et croit bien faire. On ne peut plus parler d'intérêt général dès lors qu'une seule personne délègue à un autre son pouvoir de voter (toutes) les lois auxquelles il consent d'obéir.

Le réalisme, soyons pragmatiques
Si tout le monde doit pouvoir voter les lois, dès que le nombre devient important, il paraît par contre impossible que tout le monde écrive des lois. C'est là qu'intervient l'idée de sélectionner un certain nombre d'entre nous pour le faire à notre place, mais en les surveillant comme le lait sur le feu et bien sûr, en nous gardant la possibilité de rejeter leurs travaux en ne votant pas leurs lois pourries.
Comment sélectionner ces "serviteurs" qui vont faire le boulot à notre place ? Il semble naturel de chercher à ce que la sélection ressemble à la population, car ainsi, les lois que pourra écrire cette assemblée de gens aura les meilleures chances (mais pas de certitude) de convenir à l'ensemble de la population.
Les élus, par définition, ne ressemblent pas à la population. On le constate depuis deux cents ans, et ce n'est pas un hasard : "élire", c'est, littéralement, "sélectionner les meilleurs". Les meilleurs ne peuvent en aucun cas ressembler à la population puisqu'un critère particulier (peu importe lequel) a permis de les différencier de tous les autres.
Pour constituer un échantillon représentatif (dans le sens "qui ressemble à tous les autres", et pas dans le sens "qui va prendre ma place et agir en mon nom"), les mathématiques nous proposent un outil formidable : le tirage au sort. Celui-ci n'afflige personne (Montesquieu) et ne sélectionne pas sur un critère subjectif. Le groupe qui résulte d'un tirage au sort est un mini-public qui présente des similitudes plus ou moins fortes, selon la taille de l'échantillon, avec l'ensemble de la population.

Voilà ce qui aurait pu figurer en préambule de mon article précédent et que je considérais comme implicite, sans doute à tort pour certains d'entre vous.
Si vous avez une objection à faire sur ce raisonnement, ça m'intéresse grandement d'affiner mon propos pour être plus rigoureux encore.

Commentaires

1. Le jeudi, 11 septembre 2014, 13:19 par fred

NB : je précise que je suis très largement d'accord avec tes propos, mais comme tu demande des objections, je m'exécute ;)

Pour ma part je partage l'idée avancée dans "Contre les élections", à savoir que le régime idéal n'est pas forcément celui qui sera le plus efficace, mais qui résultera d'un compromis entre efficacité et légitimité ; voire celui qui sera purement le plus légitime. Donc, la démocratie.

En pensant comme cela, on peut admettre l'existence de régimes plus efficaces (bien sûr, tout dépend de la façon dont on mesure l'efficacité), et qui soient autocratiques ou oligarchiques. Cf les philosophes-rois de Platon.

Admettre cela, c'est aller en partie à l'encontre de ta pensée quand tu dis : "Puisqu'il n'est pas <possible> de façon objective de définir qui est le mieux placé pour écrire les règles <...>". Pour Platon, les philosophes sont justement les mieux placés. Pour d'autres, ce sont les scientifiques, spécialistes sur leurs sujets respectifs (économie, environnement…), qui devraient prendre les décisions politiques qui y sont liées.

Autre objection : l'intérêt général n'est pas la simple somme des intérêts individuels, ni l'intérêt de la majorité. Également, tu ne précises pas les modalités du vote auquel participeraient tous les citoyens. S'agira-t-il d'un simple "accepter/refuser" ? Des débats et des réunions d'informations seront-ils organisés (et par qui, comment ?) ? Tout ça est important : si l'organisation de ce vote est mal pensée, ce n'est pas certain que cela élèvera la conscience politique des citoyens, qui se contenteront de voter comme ils le font actuellement pour des individus, lors des élections.

Enfin, quand tu dis que l'élection sélectionne les meilleurs, ça aurait plutôt tendance à la présenter comme une bonne chose. On ne comprend pas tellement pourquoi tu refuses de sélectionner les meilleurs au profit d'un groupe représentatif de la population. Pour moi, le système actuel fait que justement, les personnes se présentant, et a fortiori les personnes remportant les élections, sont bien loin d'être les "meilleurs"… ou en tout cas, pas sur les critères auxquels on s'attend ;)

Une dernière chose, j'aime beaucoup l'idée des multiples chambres tirées au sort présentée à la fin de "Contre les élections". Dans mon esprit, quand on parlait de tirage au sort, c'était uniquement pour une chambre de députés. Mais en fait, il y a des tas et des tas de constructions possibles à l'aide des outils que sont tirage au sort et élections, et c'est ça qui est intéressant :) Merci d'avoir conseillé ce livre !

2. Le jeudi, 11 septembre 2014, 14:04 par Merome

@fred : merci de tes objections. Platon ne me semble pas objectif en disant que les philosophes sont mieux placés (indépendamment du fait qu'il l'est lui-même !). Et donc je maintiens l'argument : personne ne peut être objectif en décidant de qui doit écrire les règles. Par conséquent, tout le monde doit les écrire (ou participer à leur rédaction et approbation).

Sur l'intérêt général et les intérêts particuliers, je suis d'accord. Mais pourquoi le fait de faire voter tout le monde ne représenterait QUE la somme des intérêts particuliers ? Si une poignée de philosophe ou de scientifiques ou d'élus sont présumés capables de connaître l'intérêt général et faire fi de leur intérêt particulier, c'est d'autant plus vrai de TOUS les citoyens, qui, on peut l'espérer, ne voteront pas en ne pensant qu'à leur propre intérêt. D'ailleurs, parmi tous les citoyens, il y aura ces potentiels être supérieurs capables de cette abnégation.

Sur l'organisation du vote, ce n'est pas l'objet de l'article. Tu as raison de pointer que ça peut être perverti. Mais considérons ici le principe d'un vote "idéal". 

Les "meilleurs" selon un critère particulier, dis-je, sans préciser lequel car je suis infoutu de le faire. Aujourd'hui, on élit les meilleurs... pour gagner une élection. Ca demande des capacités de persuasion, du charisme, de l'argent... Ce ne sont en aucun cas les meilleurs pour gouverner.

Je ne suis volontairement pas entré dans les détails de l'application des principes généraux que j'évoque ici. Il y a effectivement mille manières d'utiliser le tirage au sort et de le combiner même à l'élection.

3. Le mardi, 23 septembre 2014, 00:48 par Calcoran

Comme évoqué sur hfr, autant je suis assez enthousiaste vis-à-vis du tirage au sort, autant le vote final, façon référendum, ne me convainc pas du tout.

Un des arguments habituels contre le tirage au sort est le manque de compétence des désignés. Ce à quoi il est généralement répondu que:
1- les représentants actuels ne sont que très rarement compétents sur les sujets sur lesquels ils légifèrent
2- dans la majorité des cas, il est essentiel de donner le temps et les moyens techniques et financiers (experts impartiaux, défraiement, etc.) aux désignés pour qu'ils s'informent suffisamment pour légiférer sur le sujet dont ils ont la charge.

L'on admet donc que les sujets traités peuvent être complexes et abscons pour tout-un-chacun. Ou pire, peuvent paraître évidents alors qu'ils cachent une complexité importante. Je ne sais plus où je lisais que le bon sens était l'argument systématique des populistes, ce n'est pas toujours vrai, mais ça l'est souvent. Nous vivons dans un monde complexe, et la réponse instinctive à un problème est rarement la plus sage de nos jours (je sais c'est vague, mais il y a tellement d'exemples de fausses bonnes solutions que je ne sais pas laquelle choisir).

Or c'est exactement ce que ce vote entérinant les travaux des assemblées propose. Chaque assemblée va passer, mettons 2 semaines à plein temps à se familiariser avec son sujet. Puis elle va passer un temps certain à discuter, et il est peu probable si le sujet est complexe avec des intérêts divergents que tout le monde soit d'accord. Il va falloir faire des compromis, des renoncements, de manière à finalement arriver à quelque chose qui probablement ne satisfera pleinement personne, mais dont tous les membres de l'assemblée seront convaincus qu'elle maximise l'intérêt collectif.
Sauf que voilà, quand cette proposition sera soumise au vote de la population (et elle ne sera pas seule), chaque citoyen, lui, n'aura matériellement pas le temps et la possibilité de se familiariser avec le sujet. N'aura pas eu la chance de discuter âprement avec 500 (par exemple) de ses concitoyens qui lui auront fait voir d'autres points de vue. Tout ce qu'il verra, c'est que la proposition est sub-optimale pour son cas particulier. Et donc soit il fera confiance aux désignés pour connaître le bien commun, soit il ne se fiera qu'à son jugement et votera non, ce qui bloquera tout.

Bref, je suis plus convaincu par la "responsabilisation" des désignés que par la solution "double action" sort+referendum.

4. Le mardi, 23 septembre 2014, 15:32 par Merome

@Calcoran : faut-il le même temps et la même "compétence" pour élaborer une idée que pour décider si cette idée est bonne ou mauvaise ?

Le problème de la compétence des élus ou tirés au sort est double : "être et avoir"

1. Être compétent c'est la compétence pratique et technique : savoir comprendre un rapport, lire un tableau, analyser une étude, débattre... Celle-ci demande du temps et de l'investissement.

2. Avoir la compétence, c'est avoir la légitimité pour décider, être fondé à donner son avis. Cette compétence est équitablement partagée entre tous. Une sélection dans la population donne une vision réduite, plus ou moins fidèle selon que la sélection est faite par élection ou par tirage au sort (ou autre chose).

On peut se satisfaire d'une vision réduite de l'avis général, pour des raisons pratiques. Peut-être que ça suffirait, faudrait au moins tester.

Mais si on veut se rapprocher de la démocratie directe (originelle), c'est bien tout le monde qui décide. Mais ça ne passe pas forcément par un référendum, en tout cas au sens où on se l'imagine aujourd'hui. C'est peut-être pas binaire. C'est peut-être pas un dimanche dans un bureau de vote. Et puis, c'est concomitant avec une responsabilisation du citoyen qui s'intéresse à la chose politique qui lui est (enfin) rendue. L'agitation citoyenne de 2005 est assez prometteuse de ce point de vue. Les gens se sont emparés du sujet, MALGRE les bâtons dans les roues du "système". Imagine si ça devenait encouragé !

5. Le mardi, 23 septembre 2014, 19:18 par Calcoran

Ce qui me soucie, c'est qu'avec le TCE, on avait une unique question. Complexe, certes, mais une seule. Là, l'idée c'est quand même de faire de cette procédure (écriture par assemblée tirée au sort puis vote par la population) le mode standard d'adoption des lois. Il y en a pas mal quand même des lois, et elles évoluent pas mal. Du coup je ne vois pas matériellement comment dégager suffisamment de temps pour voter en toute connaissance de cause sur chaque loi.

L'autre problème (lié), c'est qu'avec l'assemblée tirée au sort, on avait partiellement réussi à échapper aux groupes de pression et autres lobbies (impossible d'identifier en avance de phase les membres de l'assemblée, reddition des comptes pour les désignés, et difficulté de bourrer le mou de 50 millions de citoyens sans avoir au moins une idée de ce vers quoi on s'oriente), tandis qu'avec un vote citoyen, on les remet dans la course. Oui, avec du temps, la population est capable de faire abstraction du chant des sirènes/chiens de garde, le TCE l'a montré. On en revient au problème initial :/ .

6. Le mercredi, 24 septembre 2014, 17:44 par Merome

@Calcoran : Je pense qu'il faut réussir à s'extraire du contexte actuel. D'une part, l'intérêt n'est pas que tout le monde vote toutes les lois, mais que tout le monde puisse le faire s'il le souhaite. Je ne pense pas que je réussirais à m'intéresser au monde de la pêche en haute-mer et je laisserais volontiers le soin à ceux qui sont concernés de décider des quotas et autres réglementations dans ce domaine. Mais je ne souhaite pas qu'on présume que ça ne m'intéresse pas. Je veux avoir le choix d'y participer ou non. Par ailleurs, encore une fois, si une démocratie réelle advenait, toute la société s'organiserait autour de ça. Si l'on mettait en place un système qui exige une heure quotidienne de travail personnel par personne, alors cette heure serait libérée des autres contraintes (diminution du temps de travail, par exemple). Tant que tu essaieras d'imaginer une vraie démocratie avec les outils et le contexte de maintenant (médias aux ordres, référendums à question biaisée, ...) tu parieras sur un échec.

C'est un peu comme si tu essayais de concevoir Wikipédia avec les outils de 1980. C'est anachronique.

7. Le samedi, 6 décembre 2014, 22:22 par Desvouas

Bonjour
L'idée de base pour rendre les institutions au peuple n'est pas de leur confier la refonte du corpus législatif (les lois) mais celle de la Constitution...nuance!. Je ne vous fait l’affront de vous expliquez la différence....Le TAS est donc suggéré par certains pour désigner le Constituants et/ou les membres d'un comité de contrôle permettant de s'assurer que le travail des Constituants se déroule libre de toute contrainte.
D'autres veulent étendre le principe du TAS à des institutions qui pourraient fonctionner en duo avec des représentants "professionnels" de la politique exemple une asemblée nationale de représentants élus dont la production serait soumis a l’approbation d'une assemblée de citoyens tirés au sort (un sorte de Sénat populaire..)

8. Le jeudi, 29 septembre 2016, 04:14 par iféé

Concernant la réponse à "comment les citoyens peuvent voter les lois"
je pense que le process idéal est différent pour les lois nationales que pour les reglementations locales.

Pour tout ce qui est d'ordre national (voir mondial), le processus e plus optimal que j'ai trouver me semble etre les conférences de citoyens, expliqué par Jacques testart :

https://youtu.be/QZpP8tW6I90

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