Free, ou le conflit d'intérêt expliqué aux geeks

Un cas d'école dont on peut se servir pour expliquer des trucs.

Si vous êtes internaute, même sans être geek, vous n'avez pas dû échapper au buzz concernant l'arrivée de Free dans la téléphonie mobile. Même moi, avec mon Alcatel OT311 jamais allumé et mon abonnement Neuf Mobile Liberté gratuit pour dix minutes par mois, ce qui est beaucoup trop pour ma consommation, je n'ai pu qu'entendre partout que c'était une révolution.

Partout ? Non, certains médias résistent encore et toujours à l'envahisseur (romanichel), en l'occurrence cette fois, TF1 et Canal + (voir arrêt sur images), dont les intérêts industriels ne sont pas exactement ceux de Free.

Analysons le phénomène avec TF1, parce que c'est plus simple de toujours taper sur TF1 :) La chaîne est détenue par Bouygues, Bouygues vend de la téléphonie, donc Free est un nouveau concurrent. Il se murmure ici et là que jusqu'ici les trois grands opérateurs abusaient de leur position dominante pour s'entendre sur les tarifs.
Ce serait étonnant, puisqu'on nous rabâche à longueur d'années que la concurrence libre et non faussée est la panacée pour le consommateur et qu'il faut tout privatiser pour courir (nu) vers cet idéal.
Donc, non seulement Free est un concurrent de Bouygues, mais en plus, un concurrent déloyal qui veut faire payer le SMS seulement dix fois plus que ce qu'il ne coûte, alors que les opérateurs ancestraux se gavaient en le surfacturant 1000 ou 10.000 fois (je n'ai pas les chiffres exacts, mais retenez qu'un SMS ne coûte rien pour l'opérateur et que le simple fait de le facturer est déjà un scandale en soi).

La rédaction de TF1 se retrouve donc prise entre deux feux : si elle fait son travail de journaliste et relate au moins l'engouement de la sphère internet pour les nouveaux tarifs de Free, et qui va toucher des milliers de foyers, elle tire une balle dans le pied de ses propres financements futurs, ce qu'on appelle communément un conflit d'intérêt.
TF1 choisit donc de diffuser l'info, en insistant plutôt sur les faiblesses de l'offre de Free et en présentant une version tout à fait différente des autres rédactions qui elles n'ont pas cette contrainte ou au contraire ont un lien étroit avec Free (c'est le cas du journal Le Monde dont Xavier Niel, patron de Free, est actionnaire à titre personnel).

Maintenant, élargissons le débat : le monde des médias et de l'industrie est tout petit. Il y a fort à parier que derrière chaque brosse à dent, chaque produit vaisselle, chaque voiture qui se vend, il y a des liens entre le vendeur et l'une ou l'autre des rédactions de journaux. Donc chaque reportage du 13h ou 20h, chaque enquête est potentiellement vérolée par un conflit d'intérêt pas toujours aussi évident que celui-ci (exemple frappant : les sujets "neige" en hiver et "soleil" en été qui incite les gens à partir). D'où l'impérieuse nécessité de multiplier les sources, pour croiser les avis de rédactions aux intérêts différents.

Élargissons encore au domaine politique. À priori, rien à vendre ici, si ce n'est des idées, mais on sait que Bouygues est proche de Sarkozy qui, en tant que président, nomme également les dirigeants des chaînes publiques. On sait que plusieurs journalistes fricotent avec des hommes politiques, depuis longtemps d'ailleurs, et à gauche comme à droite.

Dès lors, y a-t-il une seule information fiable que nous ayons pu entendre sur l'une ou l'autre chaine à propos d'un candidat ? Nous qui forgeons notre avis essentiellement sur la présentation que font les médias de chacun d'entre eux, est-ce bien raisonnable ?

J'insiste bien sur le caractère insidieux que peuvent prendre les soutiens ou les attaques aux candidats. Si les prises de position étaient toutes aussi claires que celles du Figaro, nous n'aurions sans doute pas de problème. Là, il s'agit de remettre en cause la plus anodine des nouvelles, le plus mesquin des commentaires politiques, parce qu'ils sont le fruit d'une ligne éditoriale orientée par des intérêts divers et complexes.
Multiplier les sources ne suffit malheureusement pas dans ce cas, car cela ne débouche que sur un duel préformaté entre PS et UMP.

Autrement dit, et je pèse mes mots : le fondement même de ce qu'on appelle, à tort, démocratie, l'élection, est pipée par le fait que nous n'avons aucune information fiable qui nous permettrait de juger les candidats pour ce qu'ils sont vraiment. Voyez comment le moindre commentaire en "off" suscite des réactions. Imaginez tous les off qui n'ont jamais été révélés et les impacts qu'ils auraient pu avoir sur les élections précédentes.

Bref, devant l'impossibilité d'avoir une information non orientée, impartiale et juste, il faut proscrire l'élection. C'est une parodie de démocratie.

Commentaires

1. Le jeudi, 12 janvier 2012, 09:40 par albert

ouch !
L'analyse d'accord, la conclusion non merci !
Surtout sans proposition.

Et si on modifiait "seulement" le mode d'élection,
en intégrant le vote blanc comme voix comptée à part entière
et remise à plat de l'élection en cas de majorité de blanc ?

Quitte à pousser l'utopie, autant qu'elle laisse la parole au peuple non ?

Ha, mais alors vous me répondrez que les médias auront encore du pouvoir et pourraient influencer le vote blanc ?

Oui, peut-être, mais sinon quoi ? Mois aussi je peux être caricatural et proposer que ce soient les médias qui désignent les "élus".

Proscrire l'élection ? Et quoi ? Retour à la monarchie absolue ? Et la théocratie au pouvoir tant qu'on y est ?

Albert

2. Le jeudi, 12 janvier 2012, 09:50 par albert

hé oui, la démocratie occidentale est un jeu pipé, c'est pas nouveau. C'est pour ça qu'elle doit s'adapter pour résister aux petits malins qui cherchent la faille. Pour autant, s'adapter ne signifie pas disparaitre. La faire disparaitre c'est faire le jeu de ceux que vous dénoncez.

Par ailleurs, et pour revenir à Free, seule leur manière d'aborder les choses les démarquent de leur concurrents. Free reste une entreprise capitaliste cynique dont la force de communication nous fait croire qu'ils sont meilleurs et moins chers que les autres : ils le sont seulement sur quelques des détails et dans les marges du marché, c'est tout.

3. Le jeudi, 12 janvier 2012, 11:34 par Merome

@albert : tu n'es pas un habitué du blog, donc tu ne sais pas ce que je propose en face de l'élection. Je t'invite à voir cette vidéo, qui t'expliquera la chose bien mieux que moi.

4. Le lundi, 16 janvier 2012, 23:31 par FilGB

Je suis un habitué du blog et relativement d'accord avec toi sur le sujet de l'élection, je trouve pour autant que c'est probablement un de tes pires articles. :)

Ca partait bien pourtant avec cette analyse du traitement de l'info par TF1, même si un petit lien vers un reportage aurait été le bienvenue.
Puis ensuite : 1er gros raccourci sans preuve : "Il y a fort à parier que derrière chaque brosse à dent, chaque produit vaisselle, chaque voiture qui se vend, il y a des liens entre le vendeur et l'une ou l'autre des rédactions de journaux."
Tu vas me dire que tu l'as déjà plus explicité précédemment mais tu assènes ça comme une vérité indubitable.

Puis second raccourci. : ta phrase en gras que je conteste.
Elle sous-entend avec l'aide de la phrase précédente que l'ensemble des électeurs vote forcément pour l'UMP ou le PS. alors qu'à eux deux ils ne doivent pas dépasser 40% des intentions de votes (votes blancs compris). Joli doigt d'honneur aux autres 60%.

Ce n'est pas parce qu'on regarde les infos à la télé qu'on ne pas voter pour autre chose que le PS ou l'UMP. Ce n'est même pas parce qu'on projette de voter à la prochaine élection qu'on est forcément un mouton pro-élection.

Il y a juste un certain nombres de personnes qui ont compris que tout ne peux pas se faire brutalement. Pour les quelques rares qui sont conscients que le système est bancal (et non pas bancable). L'objectif est donc d'amener au pouvoir des gens qui pourraient contribuer à le changer le système, des gens sur lesquels d'autres gens comme toi et moi pourraient avoir une influence.

Proscrire l'élection est excessivement contre-productif pour les gens qui veulent changer de système. J'ai juste envie de leur dire : "tu ne veux pas t'exprimer dans les règles de la République, eh bien quitte le pays ou tais-toi."

Ps : toi qui veut des esprits critiques, ça va t'as ta dose là ? :)

5. Le mardi, 17 janvier 2012, 02:27 par Bob

Fil : sauf qu'aujourd'hui, s'exprimer dans les règles du système (qui sont établies par ceux qui sont au pouvoir, lesquels n'ont aucun intérêt à faciliter la tâche de ceux qui voudraient les déloger(*)...), ça revient à croire qu'on va pouvoir gagner contre le casino : de manière fort exceptionnelle et plus ou moins contrôlée par le casino, ça peut toujours arriver mais au final et exception faite de ces rares cas ponctuels, le casino est toujours gagnant à la fin.

Les règles ne permettent pas aux gens qui pourraient contribuer à changer le système d'accéder au pouvoir. Elles sont *conçues* pour ne pas le permettre. Le coffre-fort (du casino :) ) est verrouillé de l'intérieur...

Moi ça m'amène à la conclusion que le combat dans le cadre de ces règles est donc vain et perdu d'avance. L'alternative de prise de pouvoir par la force est irréaliste à l'heure actuelle et n'a de toute façon pas vraiment fait ses preuves sur le long terme où que ce soit ailleurs par le passé.

Reste la possibilité d'agir localement à son niveau. À grande échelle ça n'a pas grand espoir de renverser la machine dans un avenir envisageable non plus mais ça rend le quotidien plus vivable.

6. Le mardi, 17 janvier 2012, 08:34 par Merome

@FilGB : oui, ton commentaire est précieux, parce qu'il me permet de me rendre compte de qui ne passe pas dans mon discours, soit parce que l'un de nous se trompe, soit parce que mon propos a été mal interprété car vraisemblablement mal écrit. C'est le cas cette fois, et ça me permet donc de revenir sur tes deux remarques :

- Le raccourci vendeur/rédaction a déjà été (sinon démontré, car je n'ai pas cette prétention de le faire de manière scientifique) explicité ces derniers mois sur le blog. Et je crois que ce qui l'illlustre le mieux est cette carte des médias que j'ai déjà diffusée et qu'il faut toujours avoir en tête quand on allume sa télé.

- Quand je dis qu'il faut "proscrire l'élection", ce n'est pas dans le sens "n'allez pas voter ça sert à rien", mais plutôt "allez voter pour le bonhomme ou le parti qui sera le plus à même de faciliter ce changement". J'aimerais être bien clair là-dessus (du coup c'est raté) : je vais aller voter, et je voterai tant que ça m'est permis. Aujourd'hui, mon bulletin penche vers Mélenchon et j'en ferai un article en temps voulu. Mais je ne dirai pas, ce jour-là : "votez Mélenchon parce qu'il est l'homme providentiel", je dirai "votez Mélenchon parce que c'est avec lui qu'on a le plus de chances de voir une assemblée constituante désintéressée".

Le vote n'est pas (plus ?) une fin en soi. Il ne faut pas s'arrêter là, et demander mieux à... celui qui sera élu par le vote.

Est-ce plus clair ?

7. Le mardi, 17 janvier 2012, 08:36 par Merome

@Bob : je découvre ton commentaire qui avait été spammé pour une raison qui m'échappe. Je suis assez d'accord avec toi, mais il n'empêche que ce sera plus facile de faire quelque chose sous un gouvernement de gauche un peu moderne que sous un gouvernement de droite réactionnaire. Donc le vote sert au moins à infléchir ceci.

8. Le mardi, 17 janvier 2012, 10:12 par albert

Effectivement Merome, je découvre le blog.
ça surprends (dans le bon sens)
Je comprend mieux.

J'en profite pour regarder les vidéos. Merci.

Je reviendrai plus tard, si je peux apporter quelques grains de sables à l'édifice.

En attendant, j'irai quand même voter pour un "petit parti" cette année. Mais Mr Mélanchon me parait quand même aussi hypocrite que les autres.

Une question cependant. Pensez-vous que l'on puisse rebâtir un système politique plus "juste" sans passer par une transition "révolutionnaire ultra-violente" ?

Albert,

9. Le mardi, 17 janvier 2012, 10:55 par albert

@ Merome
je vous invite également à revoir la video

Etienne Chouard nous propose un système qui repose fondamentalement sur le petit nombre de participant, difficilement transposable à l'échelle de la France en l'état. C'est pour ça que j'insiste plus sur les "gardes-fous" tels que le vote blanc "utile".

Je pense toujours que votre conclusion est erronée, surtout à partir de l'argument de l'incapacité des votants à "connaître" les candidats. Changeons les règles de candidature. Adaptons la démocratie.

Remettre en cause tout le système sous prétexte que les élites sont irresponsables, c'est la porte ouverte à un système encore plus injuste. Ce type de conclusion lapidaire est contre-productif.
Et me renvoyer à mes études sans répondre à mes propositions sous prétexte de "nouveauté sur votre blog" montre que vous adoptez également un comportement d'oligarque élitiste tel que le dénonce Mr Chouard.

Bon courage ...

10. Le mardi, 17 janvier 2012, 11:17 par albert

Et j'insiste,
les Athéniens citoyens qui siégeaient à l'Assemblée étaient nantis.
Ils avaient les moyens de siéger. Aucun n'était ouvrier ou artisan. La démocratie athénienne étaient également une parodie menée par une oligarchie entriste.
D'ailleurs, pour finir, ils se sont pris une pile par Sparte.

Une assemblée populaire permanente de toute la population est une u-to-pie. Même la Suisse procède à des élections, malgré ses votations populaires.

Notre système est imparfait, perfections-le.

11. Le mardi, 17 janvier 2012, 13:54 par Merome

@albert : "Pensez-vous que l'on puisse rebâtir un système politique plus "juste" sans passer par une transition "révolutionnaire ultra-violente" ?" Je l'espère, si on vote pour des gens qui ne sont pas fermés de ce point de vue. À ce jour, EELV et le FdG me semblent les plus ouverts à ce type de processus.

"difficilement transposable à l'échelle de la France en l'état" => Chouard milite pour une relocalisation des pouvoirs et argumente précisément sur le fait que l'élection est inadaptée à grande échelle et acceptable à petite échelle. Enfin, ce n'est pas parce que c'est difficile qu'il ne faut pas le faire : rester dans ce système mal foutu sera autrement plus difficile.

"Remettre en cause tout le système sous prétexte que les élites sont irresponsables, c'est la porte ouverte à un système encore plus injuste." => C'est parce que ça vous semble sortir de mon chapeau que vous avez cette impression. Chouard (encore lui) explique très bien pourquoi l'élection ne peut pas être une solution, et constitue le problème. On peut bien sûr améliorer en mettant des garde-fous de partout, mais ça n'en fera qu'une démocratie imparfaite. Pas démocratie possible sans tirage au sort, ne serait-ce que pour renouveler les têtes pour obtenir des mandats courts et non renouvelables. Sans mandat courts et non renouvelables, il y a forcément corruption, à terme.

"Et me renvoyer à mes études sans répondre à mes propositions" => Je ne peux pas redéployer en commentaire pour vous tous les arguments que je développe depuis 2005 sur ce blog et qui sont encore disponibles ici et ailleurs.

"les Athéniens citoyens qui siégeaient à l'Assemblée étaient nantis." => Faux. Pendant 200 ans, ce sont les pauvres qui ont gouverné. Pendant 200 ans de gouvernement représentatif, ce sont les riches qui ont gouverné. Cf Chouard à nouveau. Prenez le temps d'approfondir ses travaux qui, eux non plus, ne sortent pas de son chapeau. Sa bibliographie sur la question est pour le moins impressionnante. Les vidéos pullulent, il a fait des PDF synthétiques pour expliquer tout ça vous n'avez qu'à piocher.  http://etienne.chouard.free.fr/Europe/forum/

12. Le mardi, 17 janvier 2012, 14:32 par albert

Merci pour votre réponse et votre patience.
Je vais enrichir mes lectures et reviendrai vous lire régulièrement,
en espérant trouver du concret à mettre oeuvre au quotidien.

Bonne journée.
Albert.

13. Le mercredi, 18 janvier 2012, 09:59 par FilGB

Merome : Oui, beaucoup plus, surtout le 2e point qui me rassure du coup. Et effectivement, là, je suis d'accord avec toi, même si je ne choisirai pas le même gugusse en avril.

Bob : A mon avis il ne faut surtout pas "éliminer" une des solutions dont tu parles. Il faut utiliser toutes les armes. C'est un travail de fond et long, autant mettre toutes les chances de notre côté, quitte à faire croire qu'on soutient le système. Pour changer un système, il ne faut pas que le combattre, il faut aussi bien le connaître.

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